Gérald Bronner: «Les sociologues doivent être des scientifiques, pas des militants»

   

L’entretien accordé par Gérald Bronner à Eugénie Bastié dans le Figaro du samedi 7 octobre 2017 (version intégrale)

Dans Le Danger sociologique *, qui suscite un vif débat, Gérald Bronner et Étienne Géhin alertent sur les dérives d’une discipline qui cède à l’idéologie et perd de vue sa vocation scientifique.

EUGÉNIE BASTIÉ. – Votre livre est intitulé « Le Danger sociologique ». Pourquoi ce titre ?

GÉRALD BRONNER. – Le titre est à double sens. La sociologie est une science en danger. Certains discours qui émanent de la sociologie, qui ne sont pas représentatifs des avancées scientifiques, sont devenus envahissants dans l’espace public. Mais la sociologie est aussi un danger, lorsqu’elle devient une idéologie et qu’elle produit des effets de déresponsabilisation dans la société. Ce que nous voulons dire dans notre livre, c’est tout simplement que la sociologie ne doit pas être « un sport de combat » (selon le titre d’un documentaire dédié à Bourdieu), mais une science. La vocation de la sociologie doit être modeste. Elle ne doit pas se donner une mission politique. Par exemple, elle n’a pas pour ambition de réduire les inégalités, mais de démontrer qu’il existe des inégalités. La science démontre que la terre est ronde et pas plate, elle n’a pas à dire si c’est bien ou mal ! En tant que citoyens, nous sommes porteurs de valeurs, mais ce n’est pas le rôle de la sociologie de les porter ! La neutralité axiologique, c’est la liberté par rapport aux valeurs. Cela ne signifie pas que les sociologues doivent être des anges au-dessus de la mêlée planant dans un arrière-monde métaphysique. Nous proposons une sociologie analytique qui s’appuie notamment sur les derniers développements des sciences cognitives pour éclairer d’un jour nouveau certaines dérives de la sociologie critique.

Quelles sont ces dérives ?

La principale dérive est selon nous le refus de la science au nom de l’idéologie. L’idéologie, c’est la volonté de subordonner les catégories du vrai et du faux à celles du bien et du mal. Karl Popper disait qu’une théorie était scientifique si elle pouvait être réfutée. Or la théorie du genre, par exemple, se soustrait à la critique en niant le fait qu’elle soit une théorie. Les études de genre sont nombreuses et diverses. Que disent-elles ? Qu’il y a une part de social dans la différence entre l’homme et la femme, qui ne saurait être réduite à la seule biologie. Il n’y a pas beaucoup de théoriciens du genre qui nient l’existence d’une différence biologique, pourtant dans le fond tous les travaux tendent vers cette focale, qui est non dite. Cet hyperculturalisme aboutit à un refus aberrant de dialogue avec les sciences cognitives ou la biologie. En partant du postulat selon lequel le social doit s’expliquer par le social, on se prive de nombreuses avancées.

« Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », avait dit Manuel Valls à propos de sociologues qui auraient justifié par des causes sociales les attentats. Le premier ministre de l’époque avait-il raison ?

La déclaration de Manuel Valls est indéfendable, c’est une négation de la science. Mais on comprend ce qu’il a voulu dire. Une version hyperdéterministe de la sociologie tend à nier la liberté individuelle pour la noyer dans des causes sociales. Ainsi Geoffroy de Lagasnerie qui expliquait que les djihadistes du 13 novembre 2015 « ont plaqué des mots djihadistes sur une violence sociale qu’ils ont ressentie quand ils avaient 16 ans ». De plus, ces modèles hyperdéterministes ne s’interrogent pas assez sur les entités collectives qu’ils utilisent comme le « pouvoir », qu’ils dotent d’une conscience et d’une volonté. Ils tombent dans ce qu’on appelle le « biais d’intentionnalité ». Certains sociologues, disciples de Foucault, déduiront du fait qu’il y a plus de personnes d’origine étrangère en prison l’existence d’un « racisme d’État », ou bien certaines féministes déduisent- elles des chiffres de la violence envers les femmes l’existence d’un « patriarcat », une entité justifiant cette violence. Ce finalisme, qui consiste à confondre causalité et fonction sociale, prépare le terrain à une forme de conspirationnisme.

Mais n’est-ce pas le propre de la sociologie d’être déterministe ?

Notre but n’est pas de réhabiliter le libre arbitre mais de définir quels sont les modèles intellectuels les plus efficaces pour décrire et expliquer les phénomènes sociaux. Les dernières avancées des sciences du cerveau donnent une part grandissante à l’arbitrage. Il faut aussi, je crois, réinjecter la part du hasard, qui est l’hôte indésirable de la pensée. De plus, les modèles intellectuels ultradéterministes peuvent avoir un caractère performatif. Ils ont parfois pour effet de démotiver un certain nombre d’individus. Ainsi, on s’est rendu compte que les différences de réussite scolaire entre des enfants d’immigrés d’Asie du Sud-Est et des enfants d’autres populations d’origine immigrée s’expliquaient essentiellement par la promotion d’un discours méritocratique plutôt que victimaire dans ces familles. L’inégalité des chances est un fait, mais elle s’accroît si les individus se lancent dans la vie persuadés que les jeux sont faits !

Les tenants de la sociologie critique et de la vulgate foucaldo-bourdieusienne sont-ils majoritaires à l’université ?

La question est de savoir si les tenants de la sociologie critique sont majoritaires dans le monde scientifique ou bien s’ils parlent simplement plus fort. Il y a eu une étude de l’INA sur les talk-shows publiée en 2017 : parmi les personnes les plus invitées sur les plateaux entre 2010 et 2015, on trouve en premier Patrick Bruel, et en deuxième Éric Fassin, sociologue militant par excellence. Si on prend les noms les plus recherchés de la sociologie, on s’aperçoit que Bourdieu et Foucault écrasent partout dans le monde Boudon et Coleman, tenant de la sociologie analytique. Ce sont ces auteurs critiques qui sont enseignés à l’université, comme le montre le volume de recherches sur Internet corrélé au calendrier universitaire. Il y a une intimidation morale très forte, notamment sur les campus américains. Quiconque va à l’encontre de la doxa est immédiatement traité de « réactionnaire ».

Pourquoi un tel succès ?

La pensée critique crée une forme de halo. Il y a un effet de dévoilement : on a l’impression de comprendre tout d’un coup les clefs d’un monde ultracomplexe. Le doute a des droits, mais il a aussi des devoirs, et le premier est de mettre à distance ses intuitions. Ce n’est pas parce qu’une théorie procure un sentiment de satisfaction intellectuelle qu’elle est vraie. Elle s’appuie sur un biais cognitif bien connu : le monocausalisme, qui voudrait trouver une cause unique à tous nos maux. Il y a une grande tentation de la science à chercher le primo mobile, la cause première. Nous sommes pétris de mots totems comme « néolibéralisme », « réactionnaire », qui sont utilisés sans être définis. Il y a aussi une tendance héritée peut-être du marxisme, à tout ramener à la cause économique. L’hyper esprit critique s’est retourné contre l’esprit critique. La relativisation des valeurs a abouti à la négation de la vérité.

« Post-vérité » a été élu mot de l’année par le dictionnaire d’Oxford. Que pensez-vous de ce concept ?

Je m’intéresse beaucoup aux croyances collectives, et j’ai écrit un livre qui s’appelle La Démocratie des crédules, où je pointais les dangers de la dérégulation du marché de l’information, qui permet notamment le développement des théories du complot. Pour autant, je ne crois pas que les individus soient devenus « indifférents » à la vérité. Notre cerveau n’a pas muté. Mais ce qui est vrai, c’est que le mensonge est plus disponible sur le marché de la connaissance. Or, comme nous sommes spontanément des avares cognitifs, des feignants intellectuels, nous allons vers ce qui nous paraît le plus simple, les effets de dévoilement qui nous donnent l’impression de maîtriser facilement le monde. Il est prouvé scientifiquement que rétrojuger sur nos intuitions premières est coûteux énergétiquement ! Sortir de nos réflexes cognitifs exige un effort, mais c’est le pari que nous faisons dans ce livre : une démocratie de la connaissance est possible !

* Le Danger sociologique (PUF, 238 p., 17€). Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université Paris Diderot et Étienne Géhin est agrégé de philosophie et ancien maître de conférences en sociologie.

 

Jean Cau, croqueur de Mitterrand (entre autres) et analyste de la Présidence de la République…

 

croquis-de-memoire

   

J’ai, sur ma table de chevet, les « Croquis de mémoire » de Jean Cau (trouvé chez un bouquiniste, récemment : 1€ !) Une leçon de style que je prends le matin, au lever ( Non ! soyons précis : assis, bien calé sur mon oreiller, une tasse de café bien chaud à portée de main.) Trois, quatre – pas dix –  pages et les fantômes de Mitterand, Pompidou, Genet, Lacan, Ava Garner, Dominguin, et bien d’autres ( Sartre, Mauriac…) surgissent en quelques brillantes notations sous sa plume. Un style ramassé, sec, brillant et une lucidité, une sincérité de ton qui font de Jean Cau un maître dans ce genre. Je ne me lasse pas, notamment, de revenir aux premiers lignes de cet ouvrage où il est question du jeune François Mitterrand, alors Garde des Sceaux, pour rebondir ensuite sur Dominguin ou Joë Bousquet :

Nageant, il paraît que je serais aussi un « moteur de nos territoires »(de l’Aude) !?

     

J’apprends, sous la synthétique plume d’un conseiller départemental de l’Aude (qui ne choisit pas ses mots avec une pince à sucre), que le sport (il pensait sans doute à l’exercice d’une activité sportive !) serait « un élément » (un gage, peut-être, non ?) « d’épanouissement personnel » (ce qui ne va pas de soi, comme me le faisait remarquer, hier encore, ma mère âgée de 90 ans, mais en parfaite santé mentale et physique, qui jamais ne pratiqua aucun sport de sa vie pour l’essentiel réservée, hélas !, aux durs exercices obligés de nombreuses « femmes au foyer » de son temps – et de condition très modeste. Je pourrais aussi citer le nom d’un ami cher, il se reconnaîtra, d’un extrême raffinement intellectuel et d’une minceur athlétique dont l’énergie physique fut en grande partie consacrée à l’usage immodéré – et risqué : de nombreuses chutes sont à son actif – de son échelle de bibliothèque… ;

Label ID, l’exemple même d’un dossier mal traité par la municipalité…

Présider une association qui ne soit pas le faux-nez d’un pouvoir municipal (ou départemental ou régional…) n’est pas chose facile. Son représentant est toujours, de fait, coincé entre le désir d’un maire et de ses équipes d’en faire un « obligé » et celui d’affirmer sa volonté d’indépendance – et sa loyauté envers les premiers. (L’attribution ou la suppression d’une subvention à ce types d’organismes étant le moyen par lequel s’exprime cette subtile et complexe dialectique, ce « jeu de pouvoirs. »)

Le Pogge ressuscite Lucrèce et la face du monde en est changée…

 

 
 

les Facéties du célèbre Florentin , posées  sur mon bureau, dans lesquelles je plonge  de temps en temps ( chez Anatolia 1994 ). Une satire violente qui démasque l’hypocrisie, le mensonge, la vanité qui forment la vaste fresque de son époque … et de la nôtre. Lue, ce matin, la XXIII, notamment, page 60.  Extrait :

Il y a très rarement place pour la vertu et le talent. L’intrigue et l’intérêt du moment dirigent tout, à moins que ce ne soit l’argent qui est là, vraiment, le maître du monde

En découvrant, copiant et diffusant l’œuvre de Lucrèce, le Pogge aura levé le voile sur les Temps modernes, et influencé des esprits aussi puissants que Montaigne ou Machiavel.

Stephen Greenblatt, en raconte l’histoire dans « Quattrocento » et fait revivre l’Antiquité pour la porter jusqu’à nous. Extrait :

Vers la fin du siècle, l’historien Ammien Marcellin déplorait que les Romains aient abandonné toute pratique sérieuse de la lecture. Il ne parlait pas des raids barbares ni du fanatisme chrétien. Nul doute cependant qu’ils étaient là, en toile de fond. Ce qu’il observait, alors que l’empire se délitait lentement, c’était une perte d’ancrage culturel, une plongée dans une vulgarité fébrile. « À la place d’un philosophe, c’est un chanteur qu’on fait venir, au lieu d’un orateur, c’est un maître ès arts scéniques ; les bibliothèques, à la manière des sépulcres, sont closes pour toujours, et l’on fabrique des orgues hydrauliques, des lyres énormes comme des chariots101. » De plus, notait-il avec aigreur, les gens conduisaient leurs chars à toute vitesse dans les rues bondées. Après une longue et lente agonie, l’Empire romain d’Occident finit par s’effondrer – le dernier empereur, Romulus Augustule, abdiqua en 476 après Jésus-Christ. Les tribus germaniques qui s’emparèrent peu à peu des provinces n’avaient pas de tradition d’alphabétisation. Les Barbares pénétraient dans les bâtiments publics et occupaient les villas sans hostilité affichée envers la culture, mais sans non plus montrer le moindre intérêt pour la préservation des traces matérielles de cette culture » (Emplacement 1435 sur liseuse Kindle)