Chronique de la Région LRMP: « Les enfants perdus de Lunel », par Florence Aubenas.

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La mosquée de Lunel (Hérault), le 27 octobre 2015 afp.com/Pascal Guyot.

À Lunel, quinze jeunes gens sont partis en Syrie rejoindre l’EI en 2014. Huit y ont péri. Un drame qui hante le quotidien de cette bourgade de l’Hérault. Remarquable reportage de Florence Aubenas, comme toujours, paru dans la Matinale du Monde du 28 janvier 2015. En intégralité ici:

Tac a coupé sa barbe et ses cheveux, qui lui tombaient jusqu’au milieu du dos. Maintenant, il évite aussi de porter sa longue chemise de prière. Tac s’est dit que les gendarmes finiraient par venir le chercher, forcément, surtout depuis les tueries de Paris, en novembre. Même sa famille a pris l’habitude de le surnommer « Daech », ça les fait rire, sauf sa mère « qui est contre ». Quand il entrait habillé comme ça à Intermarché, dans la zone commerciale de Lunel (Hérault), les gens se retournaient sur lui, « claqués ». Tac finissait par y aller rien que pour ça, cette crainte dans leurs yeux. Ça lui manque déjà, rien à voir avec « la tête que fait le type à l’agence d’intérim » quand il le regarde entrer maintenant. Tac a 22 ans, il aime Daniel Balavoine. Sympathique et doué, disaient ses professeurs.

A Lunel, grosse bourgade de Petite Camargue, quinze jeunes gens sont partis en Syrie en 2014, sur cinquante en tout dans l’Hérault. Tac les comprend. Ce qui se passait à Lunel, « on le voyait venir, un secret de famille que tout le monde connaissait, mais on regardait ailleurs », dit Philippe Moissonnier, urbaniste et élu municipal (PS). L’affaire a fini par éclater à l’automne 2014, quand la ville a appris la mort de huit jeunes en quelques semaines. A cette époque encore, ils restaient nimbés de « romantisme, y compris pour des personnes très modérées, qui en parlaient comme des brigades internationales pendant la guerre d’Espagne », continue Moissonnier. Les attentats à Paris ont changé les regards. Celui de Moissonnier aussi : « Je les considérais comme des victimes d’endoctrinement. Il faut affronter la réalité : certains sont devenus des bourreaux. » Des vidéos circulent, où deux de ces enfants de Lunel participent à des actes terribles en Syrie.

« OÙ EST-CE QUE J’AI FOIRÉ »

Sous les platanes du cours Carnot, des pères de famille se donnent une accolade raide dans le petit matin. L’un, en djellaba brune, a perdu un fils là-bas. Il ne se risque jamais à en parler, les autres encore moins. Tout le monde respire, soulagé, dès qu’il s’éloigne, mélange de honte et de compassion. « On n’a pas su gérer collectivement nos émotions, dit Tahar Akermi, 48 ans. La communauté musulmane est tétanisée. Moi-même, je ne peux pas m’empêcher de penser : où est-ce que j’ai foiré ? » Akermi a travaillé vingt-cinq ans à la Maison des jeunes et de la culture de Lunel.

Parmi les familles touchées, l’une a quitté la ville. Les autres tentent de devenir invisibles, y compris celle qui s’était d’abord félicitée de compter un martyr. La plupart des parents ont affirmé aux enquêteurs avoir appris le départ en Syrie par un mot laissé sur une table, qui demandait « pardon ». Un seul père a témoigné spontanément à la police, en juillet 2014, dès l’envol de son fils de 23 ans, étudiant ingénieur. Laurent Amar est cadre, juif non pratiquant. Depuis la mort de Raphaël, au bout de trois mois à peine, il a déposé plainte pour « instigation à participer à un groupement terroriste ». Aucune nouvelle de la procédure, selon Jean-Robert Nguyen-Phung, son avocat.

Entre le bar National et le bar des Amis, des policiers municipaux en patrouille (ils sont 37 en tout) regardent passer des militaires venus d’Aurillac – 8 depuis novembre. Il y a aussi des gendarmes (50 pour la ville) et deux fonctionnaires des renseignements territoriaux viennent d’être nommés. Lunel, 25 000 habitants, est la plus grande zone de sécurité prioritaire en France. « C’est un échec collectif de notre société », dit Pierre de Bousquet, le préfet. Alors que les jeunes gens étaient surveillés comme du lait sur le feu, « les services sociaux ne nous disaient rien quand ils décelaient un cas : cela aurait été de la délation, selon eux. L’éducation nationale ne nous a pas avertis non plus que l’un séchait les cours depuis trois mois. Réponse de l’académie : nous n’avions pas à le faire, c’est un jeune majeur. Chacun compartimente, caché derrière une prétendue déontologie ».

« FABRIQUE DE LA HAINE »

Une réunion entre les différentes institutions se tient désormais chaque mois : s’y partage entre autres un fichier nominatif de certains profils, régi par une charte commune. Le maire de Lunel, Claude Arnaud (div. d.), y siège aussi. Mais il boude depuis si longtemps, obsédé par les journalistes « qui ternissent l’image de la ville », qu’on finirait par l’oublier. « Je ne veux pas tomber dans le syndrome du musulman victime, mais Lunel a été un peu une fabrique de la haine », dit Jacques Choukroun, professeur de cinéma. Il se souvient de son arrivée en ville, en 1981, et de ce graffiti immense en pleine place du marché, que personne n’effaçait : « Mort aux Arabes ». Puis il y a eu la punition de ce fils d’immigrés pour une merguez volée sur un barbecue pendant la fête votive : une main sur le gril. Dans des quartiers construits pour ceux qui arrivaient d’Algérie, s’entassaient les ennemis de la veille : harkis, pieds-noirs.

En 1983, Lunel devient la première ville de France où deux élus FN entrent au conseil municipal. Le Front a fait 47 % aux élections régionales de décembre 2015. La permanence locale ne répond plus depuis la fin de la campagne. Aujourd’hui, les choses semblent s’être lissées. Certaines années, le couscous de la section du MRAP réunit 150 personnes et le festival du cinéma de la Méditerranée, créé par Choukroun, pied-noir lui-même, est toujours un succès. Mais une ligne de démarcation implacable tranche à vif la vieille ville, jadis surnommée « le Saint-Germain-des-Prés camarguais ». D’un côté, les arènes, les halles, Notre-Dame-du-Lac, où la messe des rois se dit en occitan dans une église comble de « pescalunes », appellation qui distingue les natifs des simples habitants, les Lunellois. De l’autre, les boucheries hallal, les salons de thé, les adolescents dans l’ombre brune des porches devant d’anciennes maisons de maître, désossées par des marchands de sommeil.

La ville est juste assez grande pour pouvoir ne pas s’y mélanger, trop petite pour s’ignorer. Alors on se regarde, imaginant la vie de l’autre bien plus qu’on ne la connaît, face à face les deux clubs de football, les deux cafés, les deux établissements scolaires – dont l’un est surnommé « le lycée français ». Avec au milieu, sur la place des Caladons, un poste-frontière extravagant entre gardians et barbus : le bar-restaurant de Didier et Jesus, drapeau homosexuel hissé en façade tandis que résonne un air d’opéra. « Il y a ici une classe politique indécente, qui se sert des communautés pour être élue au lieu de les pacifier », dit Patrick Vignal, député (PS) de l’Hérault. Lui-même a consacré 180 000 euros de sa réserve parlementaire aux associations de Lunel. Depuis dix-huit mois, une pluie d’euros tente d’apaiser la ville, 60 millions en tout pour le détournement de la nationale, la rénovation de la gare, ANRU 2, l’Ecole de la 2e chance ou le centre social avec la CAF.

GOUROU LOCAL

Des jeunes gens boivent de la bière dans une voiture devant leur lycée fermé. Le soir tombe. Ils préfèrent ne pas aller au centre-ville, « trop dangereux ». Tous, la fille aussi, veulent travailler dans « les forces de l’ordre », gendarme ou militaire. Posée sur un rond-point entre Kiloutou et la blanchisserie « Le raton laveur », la mosquée El-Baraka est une boule de cristal dans laquelle chacun tente de lire aujourd’hui. Professeur, spécialiste de l’islam, Gilles Kepel y consacre un chapitre de son dernier livre, Terreur dans l’Hexagone (avec la collaboration d’Antoine Jardin, Gallimard, 2015), racontant la fuite de l’imam menacé de mort, la valse des présidents de la mosquée, la mutations des pratiques.

C’est à El-Baraka aussi que, pour la première fois de sa vie, Kepel dit n’avoir n’a pas eu le droit d’entrer dans une mosquée. En 2009, le bâtiment majestueux devait symboliser la réussite des musulmans lunellois à s’organiser, devenant très vite la mosquée en vogue, où se bouscule la fine fleur musulmane de la région. Trop grande, trop de gens. Personne à Lunel n’a bientôt plus la carrure pour la contrôler. « Alors, tout le monde s’est mis à venir y chasser, dit un fidèle. Un petit groupe de jeunes a commencé à vouloir s’imposer face aux anciens, affirmant qu’eux seuls connaissaient le vrai islam. »

Quelques-uns y prennent leurs quartiers, restant parfois nuit et jour. Les enquêteurs ont aussi repéré des anciens des maquis algériens, une sorte de gourou local vivant en zone pavillonnaire, un imam radical de Montpellier. Reste le mystère de cette petite bande de copains de Lunel, partis et morts presque en même temps, en moins d’un an. Les récits demeurent de leur week-end dans une ferme des Cévennes, des soirées au Bahut, un fast-food près du lycée, où ils tenaient leurs « assises ». On y parlait « du massacre du peuple palestinien ou syrien ». Du mariage pour tous. Le gérant du Bahut fait partie des tués.

« LES POLITIQUES NOUS LAVENT LE CERVEAU »

Depuis, le snack est devenu le New York. Certains s’attardent devant. Cinq arrestations ont eu lieu en janvier 2015, juste après l’attaque de Charlie Hebdo, puis une vague de perquisitions et d’assignations à résidence a suivi les tueries de novembre. Mohamed, 22 ans, évoque le cas d’un jeune du quartier, poursuivi pour avoir envoyé à un ami quelques mandats en Syrie via Paypal, de 50 ou 100 euros. « Il aide son pote dans la galère, normal », s’étonne Mohamed, comme il parlerait de vacances qui ont mal tourné. Lui aussi est resté longtemps en contact avec un autre embrigadé de Daech. « Ici, on se pose tous des questions, du genre : “Qu’est ce que je fais là ?” Il est parti pour trouver les réponses. Là-bas, on sent qu’on a besoin de nous. » Ensemble, ils commentaient les matchs de foot sur Skype. Puis l’ami est mort.

Un des survivants voudrait rentrer, sans y parvenir. Plus personne ne commente. On passe aux attentats de novembre : « Qui prouve que c’est Daech le coupable ?, se fâche Mohamed. Les politiques nous lavent le cerveau. » Plus personne n’aurait quitté Lunel en 2015. Ici, les cartes géographiques ont commencé à se superposer de manière troublante : celle des départs en Syrie coïncide exactement avec le tracé de l’emprise des sectes selon les régions, relève Catherine Lavergne, du MRAP-Lunel. Le vote FN suit lui aussi le même dessin, continue l’avocat Alain Ottan, reprenant lui-même celui du territoire de la bouvine.

Mais Lunel, bien sûr ne se résume pas à « ça ». L’immense majorité y vit paisiblement. C’est pour envoyer ce message que le conseil municipal de Lunel-Viel, village collé flanc à flanc, s’est porté volontaire pour accueillir une famille de réfugiés syriens. C’est un homme seul, un gaillard kurde et musulman de 33 ans, qui est arrivé juste avant Noël. Il ne s’est pas effarouché d’être logé dans l’ancien presbytère, installé grâce à la solidarité locale. Lui a d’abord fui en Irak les persécutions de Bachar Al-Assad, où il a été rattrapé par la guerre et Daech.

A côté, on entend les éclats du bistrot. « Au début, on a eu peur des réactions », dit Fabrice Fenoy, un adjoint. Les habitués ont proposé champagne et whisky au nouveau venu. Il a accepté, à leur grande surprise. On lui a parlé des jeunes, partis en Syrie, comme un chassé-croisé de l’Histoire. « Bachar et Daech, c’est pareil », a soupiré le Kurde, via la voix métallique du traducteur automatique de son téléphone. Puis il a complété : « Merci, ce village a bon parfum. »

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