Contre-Regards

par Michel SANTO

Les mots ne sont jamais que des mots…

 

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Un peu de poésie ce matin: celle de Jaccottet!

 

« Qu’ils disent légèreté ou qu’ils disent douleur, les mots ne sont jamais que des mots. Faciles. »… « Néanmoins, même si les mots n’empêchent pas la mort qui me désarçonne et qui m’interdirait dès maintenant de vivre si j’acceptais sa fascination, j’ai le sentiment confus qu’il faut dépasser cette oppo­sition entre mots et choses, surmonter cette mau­vaise conscience et ce dégoût. Faute de quoi, d’ail­leurs, je lâcherais la plume une bonne fois. Si, tant bien que mal, ici, elle poursuit son travail, c’est conduite, plus que par ma main, par cette intuition d’un sens, ce très faible reste d’espoir. Par exemple, je ne puis m’empêcher d’éprouver que certains mots, dans des circonstances données, semblent plus «vrais» que d’autres, que je ne peux absolument pas en user indifféremment; je m’entête à les cher­cher, bien que je sois incapable de m’expliquer comment il se fait qu’un tel choix soit possible, et paraisse légitime. »

 

Philippe Jaccottet : «  A travers un verger »

 

Chronique du Comté de Narbonne.

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Mardi 17 juillet de l’an 2012

Cher parent !

Si j’en crois ta dernière lettre, les dieux de la météo boudent notre bon roi François et déversent des trombes d’eau sur ses cheveux teints à chacune de ses sorties ; il paraît même qu’un « homme volant » s’est écrasé à ses pieds lors de la dernière fête royale. S’il n’y prend garde, c’est le ciel qui un jour lui tombera sur la tête. Ce que craignaient le plus au monde nos ancêtres gaulois qui, demain, vont se retourner dans leurs tombes narbonnaises. Les romains vont entrer dans la ville, mon oncle ! Enfin, des quidams déguisés en légionnaires et conduit par un César qui, dans la vie civile, exerce, paraît-il, le téméraire métier de poissonnier. Ce sera un plongeon « dans l’histoire de nos racines », nous dit artistiquement la feuille qui présente cette célébration d’un temps où Narbonne fut grande. Et pourquoi pas un double salto ? Et moi qui naïvement pensais que ton ami Patrick de la Natte veillait désormais à ce qu’on ne blessât point notre langue dans les publications comtales! Des danseuses et des gladiateurs feront donc les pitres sur la place du Château, te disais-je, alors que d’envahissantes caravanes de bohémiens occupent illégalement depuis hier mails et prés de Gruissan. Le Prince, dit le petit, en avale de rage et de désespoir (oh !) son épée, et repart à l’assaut de Labatout et du Comté tout entier. A commencer par un envoi de factures de portes fracturées et de gazons endommagés par ces pacifiques pèlerins. Et voilà que la guerre des roses prend désormais des  airs de fandango où chacun tente de se refiler les sauvages campements de nos pittoresques « gens du voyage ». A ce propos, j’ai le souvenir d’un marquis rosien qui, s’en rire, lors d’une réunion alors présidée par le duc de Lemoyniais du temps de sa gloire, proposait généreusement d’accueillir ces familles nomades en des terres inondables administrées par le sieur Vladimir Oulianov Plavich. Par charité chrétienne, j’en tairai le nom, comme je m’interdis de citer tant d’autres énormités jaillies de ces bouches qui, tous les jours, font pourtant orgueilleusement profession de vertu, et de justice. J’en ai  encore de plus grossières, que j’ai soigneusement notées dans un carnet qu’à l’occasion je publierai.

A part cela, mon oncle, qui démontre, s’il le fallait, que les vraies vertus répugnent à l’ostentatoire, il fait chaud. Très chaud ! Les « touristes » se baladent en marcel et culottes courtes, le nez dans des cornets colorés de glaces italiennes. Le regard vide, ils portent leur ennui comme on subit les dimanches. Parfois, un éphémère et discret sourire éclaire le visage d’une élégante inconnue croisée au hasard d’une rue. On ne voyage jamais qu’avec soi même, mon oncle ! A bientôt de te lire.

 

Ton neveu !

Et ce soir?

 

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« Et ce soir ? »

– Ah ! non, mercredi prochain, je suis en séminaire. Le mercredi suivant, alors ?
– Là, c’est moi qui ne vais pas pouvoir. Je dois garder les enfants de ma soeur.
Il faut bien en convenir. Les projections dans l’avenir sont de plus en plus complexes, même dans les vies apparemment les plus libres, les plus simples. Est-ce seulement le rythme imposé par la société, ou la réponse rassurante donnée à un risque existentiel ? En tout cas, le résultat est là : un maillage des jours de moins en moins lâche, qui peut aller de la tyrannie obligatoire du travail envahissant jusqu’aux contraintes des cours de karaté ou de piano pour les petits, jusqu’à celles du club de généalogie ou d’aquagym pour les plus âgés. De plus en plus difficile de passer par surprise, tant le risque est grand de tomber mal ou de trouver porte de bois. Déjà, le simple appel téléphonique doit s’accompagner d’un « Je ne te dérange pas ? » qui va parfois jusqu’à l’affirmatif « Je te dérange ! ».
Alors, devant le panorama inextricable de toutes ces choses à faire, de tout ce prévu, de toutes ces agenda, au sens le plus latin du terme, un des protagonistes finit par lancer, comme une incongruité désespérée, mais avec une petite excitation déjà conquérante :
– Et ce soir ?
Ce soir ? Touché par ce direct à l’estomac, l’autre reprend les deux derniers de ces trois mots, les fait planer dans l’espace. Ce concept outrecuidant d’une proposition quasi immédiate doit d’abord passer dans une phase d’apesanteur, de dématérialisation sémantique. Mais un sourire se dessine bientôt au coin des lèvres. Ce soir ? Oui, après tout, pourquoi pas ? C’est incroyable, je suis libre et toi aussi. Comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ?
C’est comme si on revenait avec bonheur à une vie d’autrefois où l’on pouvait se voir au débotté, sans projection préliminaire. Finalement, le temps ne nous a pas mangés. Ce soir, on peut toujours.

 

 

Chronique du Comté de Narbonne.

 

 

 

Mardi 10 juillet de l’an 2012,

Le gazetier en chef du « Tirelire » narbonnais, Manuel Decuel entrerait-il en résistance, mon oncle ? Un billet au vitriol signé de sa main visant le Château, son Comte, son intendant et son porte plume en chef Patrick de la Natte semble aujourd’hui l’attester. A son dire, le trio exercerait des pressions afin de nuire à la liberté d’expression et d’action de la presse ; il voudrait empêcher notre nouvelliste d’aller chercher à sa guise, auprès de ses « sources », l’information soigneusement cachée sous la foisonnante communication comtale. Comme en son temps son irascible collègue Patrick de la Natte qui, présentement, déploie tous ses talents pour la couvrir d’une avantageuse montagne de papiers glacés. Il est payé pour ça, précise-t-on chez les cyniques ! Et très bien, se gausse-t-on chez le sieur de la Brindille entre amateurs de cigares aux exotiques arômes . Ce qui donne du prix à la haute opinion qu’il se faisait de lui même et de sa vocation d’œuvrer pour le « Bien Public », quand il se lâchait quotidiennement sur le Duc de Lemoyniais, alors régnant sur nos terres narbonnaises. Nous voilà donc dans une bien étrange situation, mon oncle, avec, au château, l’ancien gazetier en chef  de la Natte « enfumant » l’opinion et, dans ses anciens bureaux, son successeur, qui prétend l’éclairer. Plus personne n’accordant la moindre parcelle de crédibilité à nos feuilles comtales, il était temps que s’affirmât enfin un sursaut de dignité rédactionnelle. Au risque de nous intéresser qu’aux brèves rubriques nécrologiques, les seules où l’information semble assurée de quelque vraisemblance. Ce que nos anciens résumaient par l’adage bien connu : « Le Tirelire quatre pages et rien à lire. ». Le rêve du Comte, qui  voit dorénavant  tout en grand comme un joueur de castagnette, de régenter l’information de la dite gazette, semble donc tourner à l’investissement improductif.  Et selon une immuable loi bien connue des gens de pouvoir, le sieur Decuel devrait multiplier son zèle à démentir toute allégeance à proportion des intentions qu’on lui prêtait de vouloir s’y complaire. Les temps qui viennent seront propices à cette soudaine transgression d’un « ordre moral et politique » dont  rien pourtant ne paraissait en pouvoir déranger l’ordonnance. Mais la guerre des deux roses et la dissidence de Bodorniou ont profondément divisé les élus, les cadres et les agents du Comté ; les anciens comme les nouveaux. Des fissures apparaissent dans «  l’appareil » comtal : on administre des règlements de compte à tous les étages et des bouches longtemps cousues s’ouvrent à d’autres oreilles, ce que le nouvel intendant, au physique d’abbé, formé chez les mousquetaires du Roi à l’inconditionnelle obéissance, s’efforce vainement de faire taire. C’est Alain de Pareo qui doit apprécier ! De tout cela, qui n’est pas propre à cette gestion comtale, mon oncle (la couleur des oriflammes est indifférente en effet au souci de tout pouvoir de s’assurer le silence et la complaisance de ses sujets), et des vrais enjeux de pouvoir au sein de cette maisonnée, Manuel Decuel devrait pouvoir nous en informer ; que risque-t-il sinon le déshonneur ! Après tout, mon oncle, c’est son métier. Mais peut-être que je rêve et que cette humeur d’un jour n’était qu’une simple diversion. Une de plus ? Patientons donc, et réservons notre jugement pour plus tard, sans désespérer que des esprits libres enfin osent faire entendre leur voix.

Avant hier, mon oncle, je dînais chez l’ami Sylvain, au « Tournebelle ». On y mange des « plats » simples et de qualité dans une ambiance calme et détendue. A portée de regards, de lourdes et paisibles péniches, comme une invite à de mols et langoureux voyages. Ce soir là, la lune était rousse au dessus de la Clape ; dans les rizières, sa lumière  les fardait d’une étrange couleur ; un héron solitaire, traversant son image, soulignait de son vol lent la beauté de cet instant. Un moment suspendu, comme une phrase, quand on aurait trop de choses à dire.

Je t’embrasse !

 

Ne ressembler à personne d’autre ?!

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Mes pages:

 

Le Secret (French Edition) de Wilkie Collins – Surlignement Emplacement 1431-45, sur ma Kindle.

 

« On a défini l’homme « un animal imitatif, » et l’exactitude de cette définition se trouve surtout justifiée par la condamnation que ne manque jamais d’encourir tout membre de l’espèce assez hardi pour être lui-même et ne ressembler à personne autre. L’homme est partie intégrante d’un vaste troupeau : malheur à lui si sa laine n’est pas de la couleur ordinaire ! Il lui faut boire quand le reste boit ; partir quand le reste part. Ses semblables venant à s’effrayer devant un chien et à décamper du pied droit, il faut qu’il s’effraye aussi et décampe de même, du pied droit, non de l’autre. Si par hasard il n’a pas peur, ou si, prenant la fuite, il se permet une autre allure, il demeure démontré, dans l’opinion, qu’en lui quelque chose cloche et demande à être réformé. Qu’un homme, en plein midi, s’avise de parcourir Oxford-Street dans toute sa longueur, le plus tranquillement et le plus décemment du monde, sans le moindre égarementdans les yeux, la moindre irrégularité dans l’attitude et les gestes, mais sans son chapeau ; et allez-vous-en demander ce qu’ils pensent de cet homme aux milliers de passants que vous rencontrez, le chef couvert de feutre. Combien d’entre eux, séparément interrogés, hésiteront à déclarer sur l’heure que ce promeneur est fou ? et cela sans autre preuve, que le témoignage de sa tête nue. Il y a plus : que cet homme aborde poliment, un à un, chaque passant ; que, dans les termes les plus simples et les plus nets, il leur explique ce qui, dans sa conduite, les étonne ainsi : que son chapeau le gênait, qu’il se sent la tête plus libre quand il est décoiffé ; combien de ses semblables, si prompts à le déclarer fou de prime abord, consentiront à changer d’avis après l’avoir entendu déduire ses motifs ? Pour l’immense majorité, l’explication sérieusement donnée ne sera qu’un supplément de preuve, une excellente confirmation du verdict porté contre l’intelligence de l’homme sans chapeau. »