Patti Smith : « Evitez tout ce qui pourrait faire de vous des esclaves ! »

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J’ai aimé, dans cet entretien donné à Annick Cojean (Édition abonné, la Matinale du Monde), cette « voix » si singulière. Légère et profonde, si sensible et si forte. Lue et relue dimanche; et encore ce matin…


Je ne serais pas arrivée là si…

S’il n’y avait eu la détermination de ma mère à me mettre au monde et me maintenir en vie. J’étais tellement malade ! C’était en 1946, et on ne savait pas alors soigner l’infection broncho-pulmonaire avec laquelle je suis née. Les médecins ignoraient si je pourrais survivre et mon père, me tenant dans ses bras, a passé des heures et des heures dans la vapeur d’une baignoire afin que je puisse respirer. Il m’a sauvé la vie. C’est donc avec un immense sentiment de gratitude que j’ai entamé ma vie et s’il n’y avait eu d’autres raisons, la volonté de remercier mes parents aurait été suffisante pour me donner la rage de vivre. Je n’ai donc jamais fait de choses stupides qui puissent me mettre en danger, ni connu le moindre problème avec l’alcool ou la drogue. Au contraire ! J’ai toujours fait de mon mieux pour préserver cette vie si précieuse qu’ils m’avaient donnée. Et c’est encore le cas.

Votre génération a affronté beaucoup de périls, vos amis ont été décimés.

C’est vrai. J’ai perdu plein de jeunes amis au Vietnam. Beaucoup ont aussi succombé à la drogue, au sida. Et puis il y a eu le cancer… Mon petit bateau a affronté des mers houleuses que j’ai eu une chance folle de pouvoir négocier. Je suis toujours là.

Chance ? Force ? Volonté ?

Enthousiasme forcené pour la vie, les gens, la nature, les plantes, les arbres, les fleurs sauvages, les voyages. Et plus que tout, appétit insatiable pour le travail des autres. Vous n’avez pas idée de l’importance qu’ont eue les livres dans mon enfance. Je ne pensais qu’à ça : un nouveau livre ! Vite un nouveau livre ! Pinocchio, Peter Pan, Alice au pays des merveilles, Le magicien d’Oz, Les quatre filles du docteur March, des intrigues, des romans policiers, et au fur et à mesure que j’ai grandi, un flux sans fin d’ouvrages plus merveilleux les uns que les autres. Ils m’ont propulsée dans la vie. Et puis il a évidemment tout le reste : le rock and roll, l’opéra, la peinture, la photographie, le cinéma, Godard, Bresson, Kurosawa, Jackson Pollock et Sylvia Plath… Tout le génie de l’esprit humain. Toutes ces œuvres à découvrir qui me rendent heureuse d’être en vie et me donnent l’envie de poursuivre mon propre travail.

Plusieurs deuils vous ont terrassée. Où avez-vous trouvé l’énergie de vous redresser et l’envie de créer à nouveau ?

Après la mort de Fred, mon mari, suivie un mois plus tard de celle de Todd, mon frère bien aimé, j’ai été anéantie, physiquement, émotionnellement. Je ne pouvais plus rien faire, mais je savais que le désir et l’élan créatifs, bien qu’anémiés, étaient encore vivants. J’ai commencé à faire des Polaroids. C’était simple et immédiat. Et si la photo était bonne, je me sentais valorisée. Pendant plusieurs mois, j’en ai pris une à deux par jour. Une seule le plus souvent. Et ces photos ont contribué à mon salut. Ma première responsabilité était bien sûr de m’occuper de mes enfants et je n’avais guère la force de faire beaucoup plus. Mais ces photos furent de petits pas pour reconstruire mon énergie et me donner le courage de réaliser le disque que j’avais initialement prévu de faire avec Fred. En hommage. Des amis m’ont beaucoup aidée à me remettre sur pied. Mais j’aime tellement travailler !

Malgré cette énergie, intacte, il émane de vos poèmes et de vos livres une grande mélancolie.

Lorsque j’ai écrit M Train, je souffrais d’un malaise diffus que je ne parvenais pas à identifier. J’affrontais l’absence bien sûr, et une succession de deuils difficiles qui m’avaient fait perdre la joie. Mais ce n’était pas que cela. C’est vers la fin du livre que j’ai compris l’origine de ce malaise persistant. Mon âge ! Mon âge me rattrapait ! 67 ans à l’époque. Et bientôt 70. Oui, j’avais franchi une ligne. Et oui, je vieillissais ! Il était temps que je me confronte à ma propre chronologie. Temps que j’envisage le temps limité qu’il me restait sur cette planète pour voir mes enfants et réaliser tous les projets que j’avais en tête. Jamais je n’avais encore pensé à cela. J’ai toujours été insouciante de mon âge et de mon apparence. Puérile. Mais la froideur de la chronologie s’imposait brutalement. J’ai fini par accepter cette réalité, ou du moins me réconcilier avec elle. Et maintenant que j’ai identifié la racine de ce qui me rongeait, je me sens beaucoup mieux.

Comment peut-on pallier l’absence ?

J’ai appris que lorsqu’on perd des êtres aimés, l’amour qu’on a partagé avec eux ne meurt pas. L’amour ne meurt pas ! Votre mère peut mourir mais ça n’interrompt nullement son amour à votre égard. Il est là, il est en vous ! Il faut vous accrocher à cela. En écrivant mon livre, je sentais une chaleur qui envahissait mon cœur et j’ai compris que c’était l’amour de mon frère. Il aidait à raviver la petite flamme vacillante à l’intérieur de moi. Et je fais tout pour qu’elle ne s’éteigne pas. Parce que l’amour est autour de moi. Celui de mon père, de ma mère, de Robert Mapplethorpe, de mon mari, de mes chiens. Je suis peut-être seule, à ce stade de ma vie, en termes de compagnon, mais je ne suis pas sans amour ! Et le fait de pouvoir écrire et de sonder ma tristesse infinie, me permet de la retourner et de découvrir son pendant qui est la joie. Je n’écris pas intentionnellement une célébration de la vie. Mais le seul fait de travailler sur des impulsions créatrices prouve que la vie est là. Ardente.

Avez-vous l’impression de travailler sous le regard de vos disparus ?

C’est un sujet si délicat ! J’essaie de ne pas édicter de règle ou de dire quoi que ce soit de définitif là-dessus. Mais c’est vrai que je peux parfois sentir Robert juste à côté de moi, ou ma mère. Il n’y a pas si longtemps, j’essayais de prendre une photo et je n’y arrivais pas. Mon sujet était là, pourtant. Mais je ne parvenais pas à cadrer. Qu’est-ce qui cloche ? me disais-je, agacée. Et soudain j’ai senti la présence de Robert : « Bouge un peu, à gauche, là, un peu plus haut. » J’ai fait : « Ok. Oui, bien sûr. » Et c’était bon… Parfois, quand les choses se passent vraiment bien pour moi, presque trop bien, quand j’ai l’impression de sauter de pierre en pierre au-dessus du gué sans tomber dans l’eau, je me dis : « Tiens, c’est ma mère qui m’aide ». Ou quelqu’un d’autre. Et je sais qu’il arrive que William Burroughs ou mon mari marche avec moi. Ou moi avec eux. Mais c’est quelque chose de fragile, qui se dissipe rapidement si vous vous approchez de trop près. En tout cas, je crois dans ces choses. Je ne veux rien exclure.

Encore faut-il être attentif ?

On ne maîtrise rien. J’étais auprès de mon grand ami Allen Ginsberg quand il est mort. Et il y a eu quelques bouddhistes pour dire : « C’était sûrement un mauvais bouddhiste car il ne part pas ! Il semble vouloir rester ici ! » Et c’est vrai que j’ai pu sentir la présence d’Allen pendant des semaines. Quand Robert est mort, je l’ai senti à mes côtés pendant des mois. Je pouvais être occupée à plier des vêtements, et je le voyais. En revanche, d’autres personnes que j’ai aimées sont parties instantanément, loin, très loin, pfffttt ! Libérées de leurs chagrins ou de leurs souffrances physiques. On ne peut pas leur demander de se manifester, on ne peut que se tenir prêt. « Ce n’est pas que les morts ne parlent pas, disait Pasolini. C’est qu’on a oublié comment les écouter. » J’ai lu cette citation avant même d’être concernée par une perte douloureuse, et ce fut très instructif. C’est comme Jim Morrison qui chantait : « You can’t petition the Lord with prayers. » Il faut faire le vide en soi et attendre. De sentir Dieu en vous. Ou votre mère. Mais on ne peut rien exiger. Juste être ouvert à la visite et se sentir reconnaissant lorsqu’elle se produit. Ce n’est pas très différent de Jeanne d’Arc qui entendait des voix ou de Bernadette de Lourdes recevant la visite de la Dame. Elles ne commandaient rien. Ce n’est ni un tour de magie ni un spectacle de cirque. Ce n’est pas non plus scientifique. Mais c’est le côté poétique de la foi.

Votre famille était extrêmement religieuse ?

Ma mère surtout. Ma sœur Linda l’est encore profondément. Et moi, enfant, j’étais fascinée par l’idée de Dieu. Dès que ma mère m’en a parlé, à l’âge de 2 ou 3 ans, j’ai adoré ce concept. Cela signifiait qu’il y avait quelque chose de plus grand que nous vers lequel pouvait flotter notre imagination et à qui nous pouvions parler. Et puis à mesure que j’ai vieilli, la religion avec son carcan de règles et d’intermédiaires entre Dieu et nous m’est devenue insupportable. Quelle tyrannie ! Je n’ai pas perdu de vue Dieu ou Jésus, mais j’ai abandonné la religion et ses règles qui me rendaient claustrophobe.

Quelle a été la plus grande chance de votre vie ?

D’avoir survécu à tant de maladies. Je ne peux pas vous dire le nombre de fois où ma mère a pleuré devant un médecin qui lui prédisait que je ne survivrais pas. Mais ce n’était pas que de la chance. Je voulais tellement vivre ! Et puis j’ai bien sûr eu le privilège de rencontrer Mapplethorpe à 20 ans et toute une série de gens merveilleux : Ginsberg, Burroughs, Corso, Sheppard… Mais peut-on parler uniquement de chance ? Car rien n’a été facile vous savez, rien ne m’a été offert sur un plateau. J’étais maigrichonne, ingrate, j’avais une vilaine peau, les gens se moquaient de moi. La vie aurait pu être très différente si je n’avais été une grande travailleuse et si je n’avais bossé toute ma vie. Avec cette conviction, acquise très jeune, que mon destin serait lié à l’art et que je serais un jour écrivain. Je l’ai désiré dès l’âge de 8 ou 10 ans. C’est peut-être ça ma plus grande chance.

D’où vous venait cette conviction que l’art était la chose la plus importante de la vie ?

C’est ce qui m’interpellait ! J’ai grandi dans ces années 50 où les gens, sortant de la guerre, et avec un conformisme inouï, croyaient embrasser la modernité en rêvant de maisons standards, de vêtements en polyester et d’objets tout neufs, de préférence en plastique. Tout ce que je détestais ! J’avais la tête plongée dans les photos de Julia Margaret Cameron et de Lewis Carroll, je rêvais de l’accoutrement des poètes du 19ème siècle, j’adorais les tasses en porcelaine anglaise dont les gens se débarrassaient dans les marchés aux puces et je me jetais sur leurs vieux livres dont ils préféraient lire un condensé dans le Reader Digest. Ce monde était évidemment dominé par les hommes, et les filles, maquillées et choucroutées selon des règles précises, ne pouvaient espérer devenir autre chose que secrétaires, cuisinières, coiffeuses ou mères. Insupportable pour moi ! Avec mes longues tresses, mes chemises de flanelle rouge et mes salopettes, je rêvais d’autre chose. Jo March écrivant son livre m’avait bouleversée, et puis Frida Kahlo, Marie Curie… Quelle bouffée d’air frais lorsque j’ai débarqué à New York en 1967. Quelle possibilité de se réinventer ou simplement d’être enfin soi-même !

Comment expliquez-vous que tant de jeunes gens de 20 ans suivent vos apparitions dans les concerts ou les librairies et vous considèrent comme une icône ?

Je me sens privilégiée car ils m’apportent leur énergie et peut-être se reconnaissent-ils un peu en moi ? Vous savez, quand j’ai fait mon album Horses en 1975, c’était à destination de tous ceux qui, comme moi, étaient un peu des moutons noirs, totalement en marge, et persuadés d’être seuls. J’ai fait Horses pour leur faire savoir que quelqu’un parlait leur langue. Et qu’il faut avoir le courage d’être soi. Mais le chemin que je propose n’est pas le plus facile ! La chanson My blakean year dit : « One road was paved in gold and one road was just a road. » Eh bien c’est le second que j’ai choisi, un chemin de dur labeur, un chemin de sacrifices. Mais un chemin plein de gratifications car suivre sa pulsion créative et aller au bout de ses rêves débouchent sur de la joie.

Vous leur parlez à ces jeunes ? Vous vous sentez une responsabilité à leur égard ?

Allons ! Ils expérimenteront par eux-mêmes les surprises que réserve la vie et ils apprendront de leurs propres erreurs. C’est ainsi qu’on grandit. Quand ils me demandent : « Patti, qu’est-ce qu’on devrait faire ? » mon message est modeste : « Lavez-vous les dents ! » Cela veut dire : prenez soin de vous-mêmes ! Soyez aussi sains que possible. Evitez les vices et tout ce qui pourrait faire de vous des esclaves ! C’est quelque chose que j’ai décidé très jeune en voyant ma mère sur le point de s’effondrer lorsqu’elle n’avait plus de cigarettes, elle qui pouvait fumer trois à quatre paquets par jour. J’ai choisi résolument d’être libre et de n’être dépendante de rien. Sauf de l’art peut-être. Ou de l’amour. C’est une philosophie de préservation de soi-même. Le reste…

Comment la jeune Patti Smith fauchée mais pleine d’espoir, vivant dans un squat de New York en 1967, regarderait-elle la star de 70 ans qui signe à Paris un livre chez Gallimard ?

Je crois qu’elle serait heureuse de ce que je suis devenue. Elle regretterait peut-être de me voir aujourd’hui sans boyfriend, mais elle se reconnaîtrait, dans mon travail et dans ma façon d’être. Je ne lui serais pas une étrangère.


« M Train », traduit de l’anglais par Nicolas Richard, vient de paraître chez Gallimard ; « Glaneurs de rêve » reparaît en Folio

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Commentaires (1)

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    Borras

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    Trés beau je n’avais pas eu le temps de le lire.
    Ce soir je l’ai dégusté tranquillement ;C’est un peu notre époque à quelques années prés
    Une grande dame

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