Paul Berman : « L’Amérique face à un effondrement de son intelligentsia »

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Ce texte paru dans l’édition abonnés de la  Matinale du Monde d’hier :

Les institutions, comme la presse, les universités, les syndicats, qui pesaient sur l’opinion, n’exercent plus la même autorité aux Etats-Unis. Leur perte de prestige a préparé la victoire de Donald Trump.

Après chaque grand événement inattendu, une foule d’experts et de pointures journalistiques se précipite pour affirmer haut et fort que, contrairement aux apparences, même si les pronostics étaient faux, tout était parfaitement prévisible. Ce sophisme fait force de loi et on nous explique déjà que la victoire de Donald Trump est due à des facteurs qui étaient clairement observables – la souffrance de la classe ouvrière blanche, la stagnation des salaires, les vertiges du libre-échange, les anxiétés culturelles générées par une époque multiculturelle et ses vagues d’immigration, etc. Ces explications sont plausibles. Et pourtant, à chaque étape de la candidature de Trump, personne dans la classe politique américaine n’a jamais cru à la probabilité de sa victoire.

Au contraire, les dirigeants du Parti républicain étaient persuadés que Trump ne pourrait jamais remporter les primaires républicaines. De la même façon, aucun journaliste politique n’a prédit son succès dans lesdites primaires. Ni aucun expert universitaire, aucun sociologue, aucun historien. Personne dans la classe politique n’a imaginé que Trump puisse remporter l’élection présidentielle. Nous vivons dans une époque curieusement enchantée par l’idée d’explications mathématiques, et pourtant les sondeurs, qui sont les grands prêtres du culte moderne, ont été à peu près unanimes à déclarer que les chances de victoire de Trump étaient minimes ou moins que minimes. Et nul, dans mon propre petit monde de sceptiques anti-sondages, n’a saisi l’occasion de déclarer que les sondeurs étaient des imbéciles et que la victoire de Trump était probable.

Effondrement culturel

Pourquoi donc personne n’a-t-il compris son potentiel ? Tout simplement parce que l’analyse politique fonctionne sur un principe unique, qui est celui de l’analogie historique ; or rien dans l’histoire américaine n’est analogue au succès de Trump. Aux Etats-Unis, des canailles et des charlatans ont certes pu connaître dans le passé un certain succès à l’échelle locale. Mais aucune crapule ni aucun charlatan ne s’est jamais hissé à la tête de l’un des principaux partis, ni ne s’est frayé un chemin jusqu’à la Maison Blanche. Des idiots, oui – il y en a qui sont parvenus à la Maison Blanche. Des alcooliques aussi. Des fanatiques d’une doctrine stupide ou d’une autre, oui, quelques-uns ont eu du succès. Mais des charlatans et des rustres, jamais. Trump est sans précédent, et c’est pour cela que personne dans la classe politique n’a prédit qu’il réussirait.

C’est donc que son triomphe est dû à quelque chose de nouveau. Ce quelque chose, à mon avis, c’est un effondrement culturel. Un effondrement des diverses institutions d’autorité culturelle, dont l’influence permet aux gens de prendre des décisions politiques intelligentes. L’effondrement le plus évident est celui qui s’est produit dans le journalisme américain – un effondrement économique des journaux, couplé à un effondrement des institutions du reportage télévisé, qui a conduit une vaste portion du public à se forger une opinion à partir des médias sociaux, de la rumeur ou des insinuations de sectes politiques ultradroitières jusqu’ici marginales.

Et de nombreuses autres institutions se sont effondrées – par exemple les syndicats, qui exerçaient autrefois une forte influence sur l’opinion publique dans ces Etats où l’on a voté Trump et stupéfié le monde.

Plongée dans l’abîme

Mais le principal effondrement a été celui de l’autorité culturelle du Parti républicain, qui, depuis les années 1850, constitue l’un des piliers de la civilisation américaine. Ou peut-être que l’effondrement est plus vaste et plus vague – un effondrement de l’autorité culturelle qui touche même le monde universitaire, qui, lui, se situe plus à gauche qu’à droite. Dans tous les cas, il en a résulté que, pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, une majorité de l’électorat a démontré son incapacité à conclure que, si quelqu’un n’est pas qualifié pour être président (ce qui est l’opinion d’une majorité de sondés sur Donald Trump), il ne devrait pas devenir président.

Nous avons plongé dans l’abîme. Etant donné que personne n’a prédit l’ascension de quelqu’un comme Trump, personne ne peut prédire ce que seront les conséquences de sa victoire. La seule chose sur laquelle on pourrait se fonder pour risquer une prédiction serait de se référer au passé. Or Trump ne ressemble à aucun personnage du passé américain. Sous quel jour se présentera l’avenir, pour les Etats-Unis et pour le monde ? Aucune analogie ne peut nous le dire.

(Traduit de l’anglais par Gilles Berton)


Paul Berman est un écrivain et essayiste américain. Il est notamment l’auteur des Habits Neufs de la terreur (Hachette Littératures, 2004) et de Cours vite camarade ! (Denoël, 2006).

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Commentaires (4)

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    Didier

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    Démonstration que la démocratie n’est belle que lorsqu’elle amène la gauche au pouvoir. Sinon c’est la victoire du populisme !!!

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      Michel Santo

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      Non , plutôt la démonstration que les grandes « autorités intellectuelles » qui jadis « faisaient » et structuraient l’opinion publique : presse, partis, syndicats… sont en crise et dans l’incapacité de penser les mouvements de fond qui bouleversent nos sociétés. Et donc de répondre aux attentes des électeurs !

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    phthoreux

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    Le titre de votre billet me laissait supposer qu’il évoquait la faillite des dictateurs de la pensée que représente l’intelligentsia. Hélas M. Berman qui manifestement appartient à cette dernière ne semble pas avour compris grand chose à ce qui se passe. En traitant M. Trump de charlatan et de rustre il montre qu’il ne le prend pas au sérieux et par le fait même, discrédite a mon avis toute son analyse savante.
    En affirmant plus loin que le principal effondrement est celui du Parti Républicain, sa partialité l’égare un peu plus. Si ce dernier est certes un peu déboussolé, c’est quand même le grand gagnat de ces élections, et il a toutes les clés pour agir. Il est evident en revanche que le Parti Democrate est quant à lui carrément en déroute…
    S’agissant enfin de votre propre remarque sur les autorités intellectuelles, cher Michel, il me semble que c’est justement parce qu’elles ont trop voulu « faire et structurer l’opinion » qu’elles sont en train de s’effondrer. Si les citoyens manifestent leur volonté de penser par eux-mêmes, n’est-ce pas une bonne nouvelle en somme ? (En France, nous en sommes encore loin…)
    Bien à vous

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      Michel Santo

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      Oui ! Les qualificatifs de charlatan et de rustre, notamment sont des « leurres » qui empêchent de penser sérieusement ce que signifie la victoire de Trump. Si j’ai mis en ligne cet article réservé aux lecteurs de la Matinale du Monde, c’est essentiellement pour sa thèse centrale: à savoir l’effondrement des « grandes autorités intellectuelle ». Et il est vrai qu’en ne mettant en exergue – même s’il pointe celle des médias, des universitaires et du parti démocrate, mais seulement de manière accessoire, si je puis dire – que la faillite du parti républicain, il reste en dessous de ce que je pense, et que vous reprenez justement dans votre conclusion. Nous sommes donc d’accord Pierre-Henry ! Bien à vous…

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