République et/ou Démocratie ? | Contre-Regard.com

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Procédant à un petit « ménage » dans mes dossiers et fichiers – ce qui m’ennuie profondément –, je suis tombé sur cette conférence donnée à titre privée il y a bien une quinzaine d’années. La relisant, je me disais que son sujet – et les débats qui tournaient alors autour – était toujours d’actualité. Aujourd’hui, je ne présenterais pas les choses de la même manière et certains autres développements mériteraient sans doute d’être présentés. Quant au style, il me semble aussi un peu « trop raide ». Mais bon ! je laisse ce texte – qui reprend nombre d’analyses de Blandine Kriegel –  en l’état et le pose sur la « toile ». Peut-être trouvera-t-il quelques lecteurs intéressés…


« … C’est le philosophe Régis Debray qui a théorisé avec le plus de clarté – et de talent – cette opposition entre République et Démocratie. Pour ce brillant théoricien des médias, la démocratie serait le régime propre de l’Amérique capitaliste, en particulier, et du monde Anglo-Saxon, en général. La République, quant à elle, serait le régime caractéristique de la tradition française. Ainsi la démocratie porterait les valeurs de la société civile, de l’argent, du marché, de l’individu ; et la République celles de l’Etat, de l’intérêt général, du service public, du citoyen. Pour ma part, je voudrais montrer qu’elles forment un couple indissociable, et, plus que compétitives qu’elles peuvent être des associées.

Réglons tout d’abord quelques problèmes de définitions et, pour ce faire, revenons à l’acception classique de  ces concepts  de République et de Démocratie.

Soulignons, tout d’abord, qu’ils sont l’un et l’autre d’origine antique. C’est l’antiquité grecque et romaine qui a inventé ces deux formes d’organisation de la Cité. Mais s’ils ont la même origine, il est tout aussi vrai qu’ils diffèrent sensiblement.

La Démocratie désigne le titulaire de l’exercice du pouvoir, le sujet de la vie civile : elle répond à la question qui exerce le pouvoir ? La République, elle, définit l’objet même du pouvoir, l’intérêt général, le « bien-vivre » disait Aristote : elle  répond à la question quoi ?

Aux trois piliers  de la société despotique :  la force exercée sur des serviteurs, l’homme prisonnier de sa servitude, la recherche et la défense des intérêts particuliers, s’oppose,  dans la République, l’autorité  de la loi exercée sur des hommes libres, et n’ayant en vue que l’intérêt général.

C’est pourquoi, dit Aristote, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie peuvent être des Républiques dès lors qu’elles ont en vue non pas l’intérêt d’un seul, de quelques uns ou du plus grand nombre, mais l’intérêt commun. Les définitions ultérieures de la République – et en particulier celles qui se sont développées dans les temps modernes 16 me, 17 éme siècles, époques où les Etats chercheront à imposer l’autorité royale –, renoueront avec la définition d’Aristote. Avec une différence notable, cependant, qui se traduira par un retour aux fondements de la civilisation chrétienne.

Dans ce mouvement de retour, en effet, des légistes comme Jean Bodin combattent le droit romain parce qu’il est issu d’une civilisation païenne qui a justifié l’esclavage, qui a établi une différence d’essence entre le citoyen et l’esclave (homo) le sans droit, qui réservait la majorité des droits à la minorité des hommes libres.

Pour ces légistes, le citoyen n’est pas une autorité, il est plutôt quelqu’un que les autorités s’engagent à protéger. Ils rendent ainsi possible le genre de liberté qui sera valorisé par les libéraux ultérieurs : «la liberté passive » : la liberté de la vie privée et du choix individuels. De nouvelles pierres viendront consolider le patrimoine juridique de l’Humanité. Seront ainsi affirmés le droit d’être en sûreté quant à sa vie (Hobbes), dans sa famille ou chez soi (Montesquieu) ou concernant sa conscience (Spinoza) et sa propriété (Locke). 

Mais ce qui intéresse tous ces auteurs, c’est moins le régime politique (monarchie, aristocratie, démocratie) que les principes universels sur lesquels sont fondés les liens civils : les principes que nous appelons aujourd’hui l’Etat de droit, et sans lesquels il n’est pas de droits de l’Homme et du Citoyen.

On voit donc qu’on ne peut pousser jusqu’au bout l’opposition entre ces deux concepts. Tout simplement  parce qu’ils ne décrivent pas la même réalité, qu’ils ne sont pas sur le même plan.

La démocratie touche à la question du gouvernement, la République à la question du lien civil. Et la question qui est posée à partir de ce questionnement est celle du mode de gouvernement le plus adapté à la République.

La tradition française

Dans la tradition française, pour répondre à cette question, les philosophes des Lumières se tourneront vers le modèle proposé par  la monarchie anglaise. Il en sera de même en pleine Révolution jusqu’à la fuite du roi et de sa famille interrompue à Varenne, et même jusqu’au 10 août 1792. Mais c’est autour de la figure de Condorcet que s’opèrera le tournant théorique et politique. Ce qu’il fera dans un article retentissant du 12.7.1791 où il se lance dans une profession de foi républicaine et anti monarchiste où il déclare que lorsque le roi n’est pas nuisible, il est à tout le moins inutile.

Il tire ainsi les conclusions d’une science sociale fondée sur le calcul des probabilités. Science qui se réalise et montre sa vérité dans le cadre d’une Assemblée nationale où les citoyens et leurs représentants bénéficient d’une instruction fondé sur la science,  propre à les rendre raisonnables. Une science politique, en quelque sorte, capable de substituer les décisions d’une volonté collective, par la même raisonnable, à la volonté toujours contingente d’un individu. Une volonté collective désormais capable de libérer l’individu de ses instincts et de ses passions.

Du même coup, Condorcet, en refusant le statut de République à la monarchie constitutionnelle  à laquelle il a longtemps cru, pose le principe d’une identité de nature entre démocratie et république. Et consacre ainsi le retour au modèle de l’antiquité romaine. En s’éloignant de la tradition classique qui avait fondé sa réflexion sur les droits naturels et les droits de l’Homme, il privilégie les droits du citoyen.

Ombres et Lumières du droit politique de la citoyenneté française

C’est dans ce contexte historico-théorique propre à la France que s’est construite une citoyenneté qui, en France, a d’abord été censitaire avant d’être capacitaire. Et aujourd’hui encore, par l’intermédiaire des grands corps de l’Etat issus des grandes écoles, une grande partie de l’exercice du pouvoir et l’accès aux rangs les plus élevés de la carrière politique est réservée à ceux qui justifient de compétences spécifiques.

La grandeur de cette conception de la citoyenneté, qui devait remplacer la foi religieuse et la fidélité familiale comme motif central de la conduite vertueuse, est d’avoir contribué au développement de l’instruction. Mais sa limite est d’ôter aux peuples réputés barbares l’appartenance à l’Humanité et d’exclure les pauvres en esprit de la participation à la citoyenneté. Elle a aussi  fragilisé la vie républicaine. Tout simplement parce qu’elle neutralise les différences culturelles et fabrique des exclus. (Exclus les pauvres, les ouvriers, les non propriétaires, les non instruits. Exclus aussi les femmes et les enfants.)

La république : c’est aussi un système de valeur !

Mais au delà du concept, de la catégorie politique, la République c’est aussi un mot à passion, passion bien française.

Pendant une bonne centaine d’année, la République a été voulue par les héritiers de la révolution française, et l’habitude a été prise de l’identifier à la gauche. Gauche qui la définissait par la démocratie libérale complétée par quelques valeurs fortes : l’amour de la Révolution française, celui du peuple et de la patrie, l’attachement à la laïcité et au régime d’assemblée, la méfiance à l’égard du clergé et du pouvoir personnel….

Mais, aujourd’hui, et alors que l’Église s’est résignée au modèle républicain et que les deux grandes traditions politiques françaises se sont réconciliées autour de la République, il est plus que paradoxal d’entendre plaider un  retour mythique aux pères fondateurs, d’annuler les distances et d’oublier ce qui a changé depuis le temps ou ce modèle fonctionnait dans une France profondément et essentiellement  rurale. Une France où s’équilibrait, dans un  rapport stable entre des institutions représentatives, une société de petits propriétaires individualistes aspirant à la promotion sociale et un principe de solidarité destiné à assurer la cohésion de la société dans son ensemble.

Or ce qui a changé, sans parler de la dépendance croissante du social et du politique par rapport à l’économie, est immense.

Dans le domaine institutionnel, l’idée d’un chef d’Etat élu au suffrage universel s’est naturalisée et la République s’est donnée un pouvoir judiciaire autonome par le contrôle de la constitutionnalité des lois. Dans les représentations fondatrices, l’optimisme de cette loi du progrès continu et cumulatif qui devait venir à bout du malheur humain a été mis à mal par un siècle tragique. L’école, elle même, qui était le temple républicain du perfectionnement humain et moral, a perdu sa puissance d’intégration dans la société. Mieux, et pire, elle est soupçonnée de reproduire les inégalités. Enfin notre culture est devenue méfiante à l’égard  des formules abstraites et valorise la particularité. »

Sources: Régis Debray, Blandine Kriegel

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