Ces hommes invisibles des petits matins ; leurs prédateurs du plein jour…

  5 heures et demi du matin ! La nuit a été lourde et chaude, et le sommeil intermittent. Toutes les fenêtres sont grandes ouvertes. Les premières voitures balayeuses sont entrées en action. Elles font un bruit épouvantable qui emplit tout l’appartement. Dans ce vacarme, je distingue cependant le chant d’un oiseau. Je le connais et sais, sans le voir, qu’il est perché sur l’antenne de télévision de l’immeuble voisin. Le jour il dialogue avec un de ses semblables toujours posé sur la même branche du bel arbre qui occupe toute la surface de la grande fenêtre du salon. Dans un moment, après cet office de nettoyage mécanique, des hommes en jaune fluo prendront le relais de ces conducteurs d’engins d’apocalypse. Ils iront où la machine ne peut passer, pour finir le travail dans certaines rues, sur les trottoirs et pelouses, notamment. Et vers les 6 heures et demi environ, la ville sera enfin propre, nette. Mais pour peu de temps. D’autres «hommes» viendront et la cité s’animera. Et beaucoup lâcheront leurs souillures au mépris de ceux qui, levés aux aurores, ont lavé cette ville, l’ont rendu belle à voir et à vivre. Ils le feront sans états d’âme, indifférents, naturellement : en bons «prédateurs» en quelque sorte. J’ai toujours su que le meilleur point de vue sur notre humanité commune était celle de ces personnes de la nuit et du jour qui sans cesse ramassent et aspirent nos déchets quotidiens. L’un d’eux, que je rencontre certains matins et avec qui j’ai plaisir à bavarder, me disait à quel point le désolait ces comportements de brutes. Il n’est pas philosophe, et son langage est abrupt. Quand nous en parlons, j’entends le son de la colère et de l’amertume : «Tous des porcs !» Une généralisation excessive, il est vrai. Mais comment le contredire quand ne passe pas une heure sans qu’il n’ait à constater les preuves de sa vérité. Et pire, me disait-il l’autre jour, est le regard des passants quand j’enfourne dans ma « carriole » canettes écrasées, mouchoirs en papier souillés, mégots de cigarettes… jetés au sol par toute une misérable engeance. Une absence de regard plutôt, précise-t-il. Comme s’il n’existait pas. Alors que nous ne pourrions précisément pas vivre sans ces invisibles des petits matins et du plein jour. Des invisibles qui nous révèlent aussi le fond noir de nos comportements collectifs. Eux encore que nous ne voulons pas voir parce que dans leur regard se reflète notre part d’ombre ; et qui, à les entendre, nous apprennent sur nos comportement sociaux les plus élémentaires beaucoup plus que ne le feront jamais des armées de «sociologues»…

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