Europe ! la clarification d’Hubert Védrine .

Hubert Védrine toujours excellent !

Ci-dessous l’intégralité de son entretien avec Anne Fulda dans le Figaro , édition abonnés , du mardi 27 mai…

Regrettant l’inefficacité des discours proeuropéens, l’ancien ministre de Lionel Jospin rêve d’un projet européen « reconfiguré » après une pause dans la politique communautaire et une clarification des prérogatives entre l’Union européenne et les États qui la constituent.

LE FIGARO – En France comme dans le reste de l’Europe, les résultats des élections européennes marquent clairement un recul de l’idée européenne. Votre analyse ?

Hubert VÉDRINE. Je pense qu’il s’agit avant tout d’un revers pour la version européiste de l’idée européenne. Et cela n’est pas vraiment une surprise, de tels résultats étaient largement prévisibles. Depuis l’élection du Parlement européen au suffrage universel, en 1979, le taux d’abstention aux élections européennes n’a cessé de croître, pour se stabiliser aujourd’hui à un peu moins de 60 %. Valéry Giscard d’Estaing et l’ancien chancelier Helmut Schmidt, qui voulaient par ce biais créer un choc, un sentiment de citoyenneté, l’ont récemment reconnu à l’ambassade d’Allemagne : cela a été un échec. Et l’élection d’hier le confirme : aujourd’hui, le premier parti d’Europe, avant même les extrémistes, c’est le parti des eurosceptiques. L’argumentaire européiste n’a pas pris.

Européiste, cela peut surprendre d’entendre ce terme dans votre bouche. Mais au-delà des querelles sémantiques, comment en est-on arrivé là ?

Parler d’européiste, ce n’est pas une insulte pour moi. Schématiquement, les européistes correspondent à un courant qui voudrait aboutir aux « États-Unis d’Europe », qui pense que l’on doit s’en remettre à l’Europe pour tout. Les eurosceptiques, qui sont majoritaires aujourd’hui, et se sont souvent abstenus, c’est « M. Tout-le-Monde ». Ils ne sont pas hostiles a priori à la construction européenne, mais ils craignent que l’intégration les dépossède de leur souveraineté, de leur identité. Ils ne sont pas antieuropéens comme Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon.

Les mots ont leur importance. Les résultats de dimanche l’ont montré une fois encore : la stigmatisation ne marche pas, pas plus que la grandiloquence. Mépriser ou stigmatiser ceux qui s’apprêtaient à « mal voter », les antieuropéens, en s’indignant et en comparant de façon obsessionnelle la situation que nous vivons à celle des années 1930, a eu des effets contre-productifs. Car les électeurs qui votent pour des partis comme le Front national votent largement pour scandaliser. En fait, ils croient encore en la politique et plus ils indignent les élites, plus cela les conforte dans leur vote. La condamnation indignée du vote FN est de fait un combustible du vote FN.

À l’opposé, les discours incantatoires pour l’Europe se sont révélés tout aussi inefficaces. Pendant la campagne, on a encore utilisé une série d’arguments qui sont tombés à plat. Comme de dire l’Europe, c’est la paix, ce qui voudrait dire que voter contre, c’est la guerre. L’Europe n’est pas la mère de la paix, c’est la fille de la paix, une paix que l’on doit aux Américains et aux Russes et que nous avons transformée en union. Autre argument, l’injonction de gratitude : vous devez voter pour l’Europe parce qu’elle a financé Erasmus, les autoroutes, etc. Alors de grâce : laissons de côté l’indignation et la condamnation moraliste et écoutons tous ces gens qui se sentent dépossédés par la mondialisation, l’intégration européenne et les réformes trop libérales. Écoutons-les.

À l’arrivée, le FN est devenu le premier parti de France. Est-ce le séisme que beaucoup décrivent ?

Le Front national arrive en tête, en partie par défaut, en pourcentage, à des élections où l’abstention a été de 57 %. « S’il y a moins d’eau dans la rivière, on voit plus les rochers qui sont au fond », comme on dit. C’est une situation grave mais ce n’est pas vrai pour autant que le monde entier nous montre du doigt. Ne paniquons pas ! Les conséquences des scores du FN en France et des autres partis antieuropéens vont se traduire au Parlement européen par 150 députés antieuropéens.

Pour autant, cela pose un réel problème de légitimité pour François Hollande. Ne doit-il pas se représenter devant le suffrage universel ? Provoquer une dissolution ?

Retenir cette interprétation consiste à lancer des banderilles politiciennes pour affaiblir le chef de l’État. Et comment mesure-t-on la légitimité ? Je ne vois rien dans la Constitution de la Ve qui implique qu’après des élections intermédiaires, locales ou européennes, le président devrait se démettre ou dissoudre l’Assemblée nationale. Ce serait une faute constitutionnelle et politique.

Le président de la République ne peut que persévérer, assumer, mettre en œuvre, avec Manuel Valls, les réformes annoncées dans la ligne de la conférence de presse présidentielle du 14 janvier, et leur donner du sens.

Valéry Giscard d’Estaing s’est prononcé la semaine dernière dans Le Figaro pour un gouvernement de coalition à l’allemande et, au lendemain des résultats de dimanche, Bernard-Henri Lévy a appelé à un gouvernement d’union nationale. Qu’en pensez-vous ?

Un gouvernement d’union nationale n’est pas envisageable. Mais le sentiment que nous sommes dans une impasse est de plus en plus partagé. Pourquoi pas une coalition momentanée, pendant deux-trois ans, pour réaliser quelques réformes clés, comme je l’ai proposé dans mon livre La France au défi (Fayard) ? Cela dit, un tel cas de figure n’est concevable qu’après un choc encore plus fort : si les marchés ne nous prêtent plus à des taux avantageux ou si une initiative politique était prise au plus haut niveau, venant du président de la République ou émergeant de l’opposition, des ruines de l’UMP.

Sur le fond, comment répondre à ce désaveu, ce divorce croissant vis-à-vis de l’Europe ?

Il faut le prendre au sérieux, sinon on court vers un décrochage encore plus dramatique entre l’Europe et les peuples. Je ne pense pas que l’on puisse les réconcilier avec l’Europe sur la base de l’européisme, mais je pense que c’est possible autour d’un projet européen complètement reconfiguré, un projet qui n’imposerait pas de passer les peuples à la moulinette. Ce projet reconfiguré passerait par deux étapes : une pause et une clarification. D’abord la pause. Il faut casser cette impression que l’Europe est une machine à vampiriser l’identité et la souveraineté des peuples. Deux générations de leaders politiques européens au moins ont vécu dans l’idée d’aller toujours plus loin (plus d’Europe) mais les peuples ne cessent de résister. Les élites européennes devraient maintenant cesser de réclamer toujours plus d’intégration, car les gens entendent alors moins de France ou moins de Belgique. Il n’y aurait pas de nouveaux traités pendant dix ans. Pour calmer le jeu.

Deuxième étape, une clarification. Les institutions européennes donnent l’impression de vouloir toujours grignoter du terrain. C’est anxiogène. Il faut affirmer que le système est stable, qu’une vraie subsidiarité va être mise en œuvre, que l’élargissement est suspendu pour dix ans, que Schengen va être soumis à un « crash test », et recentrer la Commission sur deux tâches essentielles : préparer l’avenir en soutenant partout en Europe la recherche et l’innovation et renforcer le poids de l’Union dans le monde, face aux États-Unis, la Chine, la Russie, etc. C’est ainsi que l’on pourrait réconcilier les élites européistes et la majorité sceptique, à défaut de convaincre les europhobes.

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