Jean-Pierre LE GOFF : « Le mythe Johnny : entre nostalgie des Trente Glorieuses et sacralisation du rebelle »…

     

Propos recueillis dans « Le Figaro » du jeudi 7 décembre par Vincent Trémolet De Villers. Extraits :

La mort de Johnny Hallyday a déclenché une très forte émotion collective. Comment expliquer une telle popularité ? Est-il devenu une mythologie nationale ?

Jean-Pierre LE GOFF. – Oui, sans nul doute, et il y a plusieurs raisons à cela. Cette mythologie combine une forte nostalgie pour les années de sa folle jeunesse pour une partie de la population mais aussi pour la France d’avant la crise, celle des années 1960 et de la dynamique des Trente Glorieuses, à laquelle s’ajoute l’image du rockeur, perpétuel rebelle, qui est devenu l’un des traits marquants de la culture des sociétés démocratiques. Johnny Hallyday est l’incarnation nationale d’une culture rock qui transcende les âges et les catégories sociales. En ce sens, on pourrait dire qu’il est un facteur d’unité nationale, que l’on apprécie ou non ses interprétations. Il n’en a pas toujours été ainsi. Quand Johnny Hallyday est apparu sur scène à la fin des années 1950 et au début des années 1960, il a suscité critiques et indignation d’une partie de la population, des journalistes et des intellectuels…

Comment expliquer une telle réaction alors qu’aujourd’hui l’hommage est unanime ?

Au départ, Johnny Hallyday est l’une des grandes figures du phénomène des « yé-yé », qu’Edgar Morin en son temps avait très bien décrit. Il incarne une rupture générationnelle au sein même d’une France en pleine mutation, la montée d’une nouvelle classe d’âge, l’adolescence, dont les comportements inquiètent alors beaucoup d’adultes. Les premiers rockeurs francisaient à leur façon le rock venu de l’autre côté de l’Atlantique, avec des paroles frivoles et débilitantes, ce qui choquait les chanteurs de chanson à texte issus d’une autre génération. En fait, les paroles importaient peu par rapport au rythme, à la charge explosive de cette nouvelle musique et ses comportements provocants. Le balancement des hanches copié d’Elvis Presley, la façon dont sur scène Johnny Hallyday pouvait être amené à se rouler par terre… Tout cela était du jamais-vu. Nombre de chansons clamaient la montée du désir, dans le rythme comme dans les paroles, dans une France encore marquée par un moralisme issu du XIXe siècle. L’optimisme et le bonheur annoncés par la nouvelle société de consommation et des loisirs allaient de pair avec les comportements déviants d’une partie de la jeunesse. Le 22 juin 1963, le grand concert gratuit sur la place de la Nation annoncé par Europe no 1 donna lieu à des scènes de violence et de vandalisme. Le « tout tout de suite » engendrait son lot de frustrations. Ceux qu’on appelait les « blousons noirs » (à cause de la couleur de leur blouson en cuir ou en simili), issus des milieux populaires, défrayaient la chronique par leurs bagarres et leurs exactions. L’impact de Johnny Hallyday à cette époque est lié au fait qu’il pouvait incarner tout cela à la fois : l’insouciance de la jeunesse, son côté fleur bleue adolescent, tout comme ses aspects rebelles. De la chanson Bien trop timide ou Retiens la nuit à La Bagarre, Johnny Hallyday a su déployer d’emblée la gamme de la sensibilité et de la culture de ce que Paul Yonnet a appelé le « peuple adolescent ».

De chanteur populaire il est devenu une figure courtisée par les politiques et célébré par les écrivains. Pourquoi ?

Dans les années 1960, Johnny Hallyday, comme les chanteurs rock, va vite se trouver intégré dans la nouvelle société spectaculaire et marchande. Des chanteurs de la vague yé-yé participeront à la promotion de marques de chaussettes, de chemises, d’eau de toilette, de voitures… Malgré quelques réticences, ils l’acceptent parce que leur promotion est à ce prix. À leur façon, ils incarnent et accompagnent une certaine insouciance et euphorie qui va de pair avec le développement de la société de la consommation et des loisirs de masse. La particularité de Johnny Hallyday, comme de quelques autres, est qu’il n’en est pas resté là. Il a su s’adapter aux évolutions de la société, passant de l’aspect bagarreur à celui du hippie à cheveux longs et chemises à fleurs après 68, alors que, quelque temps auparavant, il était prêt à en découdre dans une chanson avec le chanteur Antoine et ses cheveux longs. Ses chansons et sa musique ont évolué en qualité grâce à des paroliers et des musiciens talentueux, un professionnalisme hors pair, une capacité de mise en scène grandiose et des chansons ayant des aspects plus sombres, tout en maintenant le potentiel de colère et de dynamisme de la musique rock. Cet ingrédient a su épouser le nouvel air du temps où l’émotionnel et le fusionnel des grands rassemblements constituent un moment de catharsis qui s’intègre au fonctionnement des sociétés modernes comme le contrepoint de l’individualisme et de l’affairement. L’évolution de la mu­sique et des chansons de Johnny Hallyday condense le climat des étapes et des moments de notre histoire depuis plus d’un demi-siècle. Chacun peut y trouver les saveurs d’une jeunesse et d’une France disparues, ou les tourments des nouveaux temps avec leurs déchirements passionnels. Et toujours cette même colère portée par la musique rock, comme un geste de défi au temps qui passe et au tragique de notre condition. C’est en ce sens que Johnny Hallyday incarne la chanson populaire des années passées des Trente Glorieuses comme celles, plus désillusionnés, d’aujourd’hui. Ni les écrivains ni les politiques ne pouvaient rester insensibles à une telle expression, qui té­moigne de pans de notre histoire, fait écho à un nouveau type d’individualité qui s’est affirmé depuis plus d’un demi-siècle.

En quoi Johnny Hallyday incarne-t-il cette individualité nouvelle ?

Johnny Hallyday offre un miroir dans lequel nombreux sont ceux qui peuvent retrouver comme une image d’eux-mêmes, la face enfouie du perpétuel rebelle adolescent qui resurgit dans sa musique et ses chansons. Dans les sociétés démocratiques modernes, l’adolescence n’est plus seulement considérée comme une classe d’âge transitoire – qui au demeurant ne cesse de s’allonger avec le développement du chômage des jeunes et les difficultés pour se loger. Elle a été valorisée comme telle et a été progressivement érigée en nouveau modèle social de comportement des temps modernes. De ce point de vue, les « sixties » sont des années charnières où les « baby-boomers » deviennent les figures emblématiques de la jeunesse en rupture avec les traditions de l’ancien monde. La France voit arriver des générations qui n’ont pas connu la guerre et les privations. Celles-ci ont été élevées et éduquées dans une nouvelle société consumériste où les grands médias et les loisirs modernes se développent. N’oublions pas que le fameux discours de Malraux lors du transfert des cendres de Jean Moulin en 1964 est prononcé en pleine vague du rock et du yé-yé. Dans cette société nouvelle, les idéaux collectifs et les grandes causes du passé marqués par les sacrifices, les privations et les guerres s’érodent au profit de la montée d’une « civilisation des loisirs » où le bonheur individuel, l’hédonisme semblent l’emporter. Le nouveau type d’individu qui s’affirme a tous les traits d’un adolescent qui entend pleinement profiter de la vie et veut faire sauter tous les obstacles à son plein épanouissement. La jeunesse « dans le vent » devient l’âge d’or de la condition humaine, jeunesse à l’aune de laquelle la maturité, l’âge mûr sont considérés comme des âges de « vieux croulants ». Les amours adolescentes, avec leur recherche fusionnelle et leur papillonnage vont s’affirmer comme un nouveau modèle du rapport entre les sexes, avec son lot de ruptures et de déchirements. L’adolescence n’a plus d’âge. On peut continuer de rouler en Harley Davidson, pour ceux qui en ont les moyens, jusqu’à un âge avancé, s’habiller en cuir et jouer les mauvais garçons, changer de « partenaires » plusieurs fois dans sa vie et rêver d’être un éternel Rimbaud, l’avenir se doit d’être ouvert sur tous les possibles jusqu’au dernier moment… Telle me paraît être l’une des caractéristiques de la culture et du modèle identificatoire d’un nouvel air du temps, tout au moins pour une partie de la population…

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Commentaires (4)

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    argoul

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    Remarquable analyse !

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    Anna

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    Hier j’ai failli vous envoyer un message pour vous remercier de nous avoir permis d’échapper à Johnny….

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      Michel Santo

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      Vous aurez remarqué que je me suis contenté de ce point de vue analytique et distancié…?

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    Martinez

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    Oui sans doute c’est un personnage important dans l’actualité mais Il faut relativiser quand on songe au drame mille fois plus important dès disparitions des petites Maëlys, Fiona, Estelle. ….E t pour ces enfants Il n’a pas été déployé 1500 policiers comme pour les honneurs qui vont être rendus à la dépouille du chanteur ..

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