Joë Bousquet de mémoire.

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Serge Bonnery l’ignore sans doute, mais nous avons un ami commun, Michel Arcens. À sa  demande il a écrit un texte (12 janvier 2014) consacré à la mémoire de Joë Bousquet  pour son blog : L’Instant dédié à la littérature, la poésie, la philosophie, le jazz et les arts plastiques sous leurs formes les plus variées. Un texte que je reproduis ici dans l’espoir de susciter auprès de mes lecteurs le désir de  plonger dans l’univers littéraire de Joë Bousquet. Et de l’aimer…

Joë Bousquet de mémoire. (Serge Bonnery):

1 – La maison de Carcassonne est un hôtel particulier dont l’origine remonte au XVIIIe siècle. Il est situé au cœur de la ville bâtie par Louis IX, une bastide que les Carcassonnais nomment « ville basse », par opposition à la Cité médiévale construite sur une colline dominant le fleuve Aude. La famille Bousquet a pris possession de cet hôtel vers le milieu des années 20. Elle habitait un appartement au premier étage. Le reste de la maison était occupé par des locataires. Dans ce vaste appartement qui, au XIXe siècle, abrita un cercle de jeu, Joë Bousquet s’était vu attribuer par les siens une chambre dont la situation lui conférait une certaine autonomie. Une porte s’ouvre sur un escalier dérobé qui relie directement la pièce à la cour intérieure du rez-de-chaussée. On pouvait, empruntant cet accès, visiter Bousquet sans être vu par quiconque. Sur cette porte, le poète avait fait punaiser sa carte de visite sur laquelle on lisait : Joë Bousquet. Tout simplement.

2 – René Nelli, Paul et Gala Eluard, Max Ernst, Louis Aragon et Elsa Triolet, Simone Weil, André Gide, Hans Bellmer, Julien Benda, Gaston Gallimard, Jean Paulhan furent parmi les innombrables visiteurs de la nuit. Au milieu d’eux, des femmes. De jeunes et toujours très belles femmes.

3 – Pourquoi Joë Bousquet demeura-t-il immobilisé dans un lit, du 27 mai 1918 au 26 septembre 1950, date de sa mort ? Le 27 mai 1918, sur le front de l’Aisne, à Vailly, le lieutenant Bousquet âgé de 21 ans (il était né à Narbonne le 19 mars 1897) reçoit l’ordre de ses supérieurs de « tenir coûte que coûte » face à l’ennemi qui déferle par vagues pour percer les lignes françaises. Submergé mais resté debout (par défi ?) quand il comprend « que tout est fini », Joë Bousquet est frappé par une balle qui l’atteint au poumon gauche, ressort par l’omoplate droit, pinçant au passage la moelle épinière, cause de sa paralysie des membres inférieurs. Tels sont les faits. Tel est l’acte. Fondateur.

4 – Comment nommer les textes qui composent son œuvre ? Récits ? Romans ? Contes ? Journaux ? Méditations philosophiques ? Métaphysiques ? Rien, véritablement, de tout cela (hormis peut-être les contes, un des rares noms de genres que Bousquet employa) et, pourtant, tout cela à la fois. Les textes de Joë Bousquet se dérobent à toute tentative de classification. Ils sont, littérairement, objets non identifiables. Peu rassurants pour un lecteur rangé. Une chance pour tout lecteur qui attend de la littérature qu’elle le dérange. L’œuvre de Bousquet se déploie, dos tourné à la littérature, tentative pure de poésie si la poésie contient tout. Elle fait fi des formes codifiées. Les dépasse. Seuls les mots sont premiers. Seuls les mots importent. Seule la pensée qui se pense sous la plume écrivant commande. Impose son rythme. Par exemple, l’ouverture de tel ou tel cahier qui recueillera l’instant de la parole. Joë Bousquet en possédait par dizaines. Il en menait plusieurs de front : le cahier bleu, le cahier vert, le cahier turquoise, le cahier noir, tous posés sur l’édredon qui recouvrait son corps malade, comme des taches de couleur sur la palette du peintre. Sur de tout petits carnets qui lui servaient de guide, où il notait ses plans de travail, Bousquet indique : telle pensée cahier vert, tel conte cahier turquoise, tel récit cahier noir. Et ainsi de suite, dans une tentative d’ordonnancement d’une toujours extrême fragilité.

5 – Jusqu’à la déclaration de guerre de 1939, Joë Bousquet ressentit le besoin de sortir de sa chambre. L’été, il partait en villégiature dans une maison louée à La Franqui, petite plage de style très « années 30 » située sur la côte audoise, dans le voisinage immédiat de Leucate que prisait la bourgeoisie carcassonnaise. La famille maternelle de Bousquet vivait tout près de là, à Lapalme, village viticole en bord de mer, où le poète vint séjourner souvent dans son enfance. Il décrit ces paysages dans un livre paru après sa mort sous le titre « Le roi du sel » et l’on peut lire dans ses œuvres romanesques complètes (éditions Albin Michel) des contes du cycle de Lapalme dans lesquels Bousquet poétise ses souvenirs. C’est à La Franqui, adulte, que Joë Bousquet rencontra l’écrivain aventurier Henry de Montfreid qui lui procura, un temps, de l’opium.

6 – A l’automne, pendant la période des vendanges, Bousquet partait avec sa famille (son père, sa mère, sa sœur) dans la propriété de Villalier, en Minervois, près de Carcassonne. Les Bousquet vivaient dans une vaste demeure, ancien évêché, entourée de terres riches. C’est à Villalier que Joë Bousquet hébergea pour quelques mois Gaston Gallimard et les siens, quand ils quittèrent Paris après la débâcle de 1940 et l’entrée des Allemands dans la capitale.

7 – Après l’été 1939, Joë Bousquet ne quitta plus la chambre de sa maison carcassonnaise, sise 53 rue de Verdun. Il y demeura, jusqu’à sa mort, onze ans plus tard.

8 – Les murs de la chambre de Joë Bousquet étaient tapissés de tableaux. Dès la fin des années 20, sur les conseils éclairés de Paul et (surtout) Gala Eluard, il avait commencé à constituer une collection personnelle très marquée par le surréalisme. De mémoire, Bousquet posséda des œuvres de : Magritte, Tanguy, Dali, Ernst, Miro, Soutine, Bellmer… Il collectionnait par séries. La plus importante (en nombre d’œuvres) était la série des Max Ernst qui était l’un des plus proches amis de Bousquet. Une histoire à dormir debout liait les deux hommes : Bousquet prétendait que Max Ernst se trouvait dans les rangs de l’armée allemande, à Vailly, sur le plateau de Brenelle, en mai 1918, quand lui-même y fut blessé. Plus sûrement : les rêves qui constituaient la base de leurs expressions artistiques les désignaient comme frères.

9 – Lisez Bousquet au hasard. Prenez un livre, le premier qui vous tombe sous la main, ouvrez-le à n’importe quelle page et lancez-vous. Il est impossible d’indiquer à un lecteur qui n’a encore jamais rien lu de Bousquet un livre par lequel commencer. Pourquoi celui-ci et pas tel autre ? Généralement, on a pris l’habitude d’indiquer Le meneur de lune, le texte le plus directement autobiographique du poète. Le plus facile d’accès aussi. Soit disant. C’est une très mauvaise habitude. Pourquoi pas Isel ? La tisane de sarments ? Iris et petite fumée ? Le passeur s’est endormi ? Et pourquoi pas Mystique ? Traduit du silence (l’un des plus connus, parce que paru chez Gallimard) ? La neige d’un autre âge ? Et encore, Lumière infranchissable pourriture (un essai sur Maurice Blanchot) ? Ou alors, évidemment, suis-je sot, Le cahier noir, le fameux Cahier noir, dernier paru chez Albin Michel des inédits de Bousquet, celui qui a fait tant de bruit lors de sa sortie, articles dans les journaux, même les plus généralistes ? Le Cahier noir qui contiendrait toute l’érotique de Joë Bousquet, sa fascination pour la sodomie, la fessée, le sadisme etc… Je glisse cela en passant à l’adresse d’oreilles curieuses, je n’y reviendrai pas : il n’est pas sûr que l’essentiel pour la compréhension de l’érotique de Bousquet se trouve dans ce cahier-là. Avec Bousquet, il vaut mieux toujours se méfier des évidences quand elles apparaissent comme telles dans ses textes. En pareil cas, il est préférable de prendre son courage à deux mains et aller chercher ailleurs dans son œuvre. Mais combien reste-t-il, dans le monde d’aujourd’hui, de lecteurs courageux (c’est-à-dire attentifs, exigeants) de Bousquet ?

10 – Et les correspondances ? Elles sont si nombreuses qu’il serait vain, ici, de les citer toutes. Lettres à Stéphane et à Jean (Mistler), Lettres à Marthe, à Ginette, à Poisson d’Or, Un amour couleur de thé, Lettres à Carlo Suarès, Jean Cassou, à Paul Eluard… Si nombreuses, disais-je, et si authentiquement littéraires qu’il faut sans barguigner les intégrer toutes dans le corpus de l’œuvre, tant la correspondance fait corps avec le reste. Joë Bousquet avait rétabli en littérature le genre épistolaire très prisé au XVIIe siècle, passé entre temps aux oubliettes de l’histoire. Il écrivait ses lettres comme ses autres textes. Dans le même élan, avec la même encre. De sorte que les correspondances de Joë Bousquet sont essentielles. Mais, malheureusement pour la plupart, épuisées. Il faut fouiller chez les bouquinistes pour les dénicher. A ce titre, et pas seulement, elles se méritent. Mais toutes, sans exception, sont de nature à mettre le lecteur en joie.

11 – Joë Bousquet était lecteur régulier de toutes les revues de poésie de son temps. Elles étaient nombreuses, alors, et jouaient un rôle premier dans la diffusion de la poésie contemporaine. Lui-même en fonda une, avec son ami René Nelli. Elle avait pour titre Chantiers et connut une existence éphémère : neuf parutions entre 1928 et 1930. Joë Bousquet lisait les surréalistes auprès de qui il s’éveilla à l’écriture. Des cahiers de travail, parmi les premiers tenus par le poète, en attestent. Joë Bousquet lisait Shapeskeare en anglais dans le texte. Il étudia aussi assidûment Jean Duns Scot, Ramon Llull, Maître Eckhart, Pascal. Joë Bousquet adora encore Les caractères de La Bruyère dont il s’inspira pour son livre Le médisant par bonté, suite de portraits et de situations se moquant tendrement de la vie provinciale dans sa ville nommée ici Carqueyrolles.

12 – Une seule fois, sur l’injonction de Jean Paulhan, un homme auquel il était difficile, compte tenu de sa position à la tête des éditions Gallimard et de la Nouvelle revue française, de refuser quelque chose, Joë Bousquet entreprit de se confronter à la poésie formelle. Rimes, pieds, donnèrent naissance à son seul recueil de poèmes, dans le sens académique du terme, La connaissance du soir, toujours réédité dans la collection Poésie/Gallimard. Sauf que cette poésie est tout sauf académique. Je tiens que Joë Bousquet s’y est souvenu de l’art formel des troubadours. Il les avait étudiés avec attention et il pensait qu’ils étaient l’âme pure d’une civilisation occitane, héritière ultime de la Grèce antique. Autant dire, une Occitanie universelle.

13 – Joë Bousquet est mort le 26 septembre 1950 d’une crise d’urémie qui eut raison de ses dernières forces. On l’avait transporté quelques jours plus tôt à l’hôpital de Carcassonne, mais face à l’impuissance des médecins, on l’avait ramené chez lui, dans sa chambre, au milieu de ses tableaux, de ses cahiers et de ses livres. Il est mort pendant que son infirmière faisait sa toilette, en présence de sa sœur Henriette. Tout d’un coup, en un éclair, il s’est tourné sur le côté, a poussé un râle et s’est éteint. Le curé, un de la famille, que l’on avait appelé en urgence pour les derniers sacrements, raconte qu’il trouva Bousquet étendu sur son lit « comme un guerrier sur le champ de bataille ». Son ami de toujours, peut-être le plus proche, le plus vrai de tous ses amis, James Ducellier, avait quitté peu avant la chambre du mourant. Il était quelque chose comme dix heures du matin. Bousquet est décédé à onze heures. Rentrant chez lui, James Ducellier aurait constaté, stupéfait, que sa pendule s’était arrêtée pile à l’heure de la mort de son ami.

14 – Beaucoup de temps s’est écoulé depuis ce 26 septembre 1950, les pendules ont repris leur décompte mécanique et il a fallu attendre de (trop) longues années pour que la mémoire et l’œuvre du poète suscitent à nouveau l’intérêt. Joë Bousquet doit sa postérité à quelques témoins privilégiés de son temps qui ont consacré toute leur énergie à la survie de sa poésie, ce qui ne manquait pas d’un certain panache, dans un monde qui allait de plus en plus tourner le dos à la poésie jusqu’à la reléguer dans les catacombes. Parmi ces témoins, figurent : René Nelli (auteur de la seule biographie du poète digne d’intérêt parue à ce jour, chez Albin Michel, mais « Joë Bousquet, sa vie, son œuvre » est épuisé), Ginette Augier (destinatrice des Lettres à Ginette), Gaston Puel (peintre, poète, éditeur), Jean Camberoque (peintre), Charles-Pierre Bru (plasticien, théoricien de l’art), Henri Tort-Nouguès (philosophe). Tous furent, avec les héritiers directs du poète, et à l’exception de René Nelli mort en 1982, cofondateurs du Centre Joë Bousquet et son temps que nous créâmes avec René Piniès et Alain Freixe (poète) à la fin des années 1990. Aujourd’hui, le Centre Joë Bousquet, installé dans la maison du poète à Carcassonne (53 rue de Verdun), fait vivre l’œuvre du poète dans une exposition permanente présentée autour de sa chambre. Le centre organise également des expositions temporaires sur les relations entre écriture, poésie et arts plastiques, publie des catalogues de ses expositions, propose au public des rencontres et lectures poétiques et travaille, à travers son service éducatif, en direction des écoles, collèges et lycées de tout le département de l’Aude. Nous avons voulu (je dis nous car je suis le modeste et, j’espère, dévoué président du Centre Joë Bousquet) éviter à tout prix de transformer la chambre du poète en un mausolée à sa mémoire. Ce qui a guidé les fondateurs de l’association, ce qui nous guide encore, ce qui continuera de nous guider demain est cette approche, la seule à nos yeux acceptable : poursuivre, inlassablement, une interrogation de la création contemporaine et conserver ainsi à la Maison Bousquet son âme, elle qui fut un creuset exceptionnel d’échange et de rencontres, du vivant de son habitant essentiel.


Pour en savoir plus sur Serge Bonnery et sa production littéraire , je vous recommande la visite de son beau site ; c’est ici : L’Épervier inclassable .

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Commentaires (1)

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    Jonquet

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    J’avais entendu parler de Joe Bousquet, lors d’un vide grenier j’ai arrêté mon regard sur Le médisant par bonté, curieux je l’ai acheté, 0.50cts d’un pur bonheur, je vais rapidement découvrir la suite de son oeuvre, quel immense écrivain!

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