La démocratie peut-elle survivre à la haine?

           

Extraits de l’analyse de Dominique SCHNAPPER, publiée dans la revue en ligne TELOS. L’intégralité de texte est (ici)

«Dans la démocratie, où tous les postes et les statuts sont en principe ouverts à tous, les individus ne cessent de se mesurer et de se comparer les uns aux autres. Comme l’a écrit mon collègue Danielo Martucelli, la jalousie est l’expression pervertie de l’égalité. Les sociétés démocratiques, on le sait depuis Tocqueville et on l’observe tous les jours, nourrissent la passion de l’égalité. Et la jalousie, quand elle devient féroce, se transforme aisément en haine.

Les réseaux sociaux jouent un rôle central à cet égard. La députée Laetitia Avia porte aujourd’hui une proposition de loi pour lutter contre les torrents de haine qui s’y déversent. Sous couvert d’anonymat et sans contrôle extérieur, les réseaux diffusent une haine qui ne s’attaque pas seulement aux princes qui nous gouvernent, aux personnalités connues (qu’on écrase quand elles sont en difficulté), mais  aussi à des victimes clouées au pilori parce qu’elles sont modestes ou faibles et ne savent pas se défendre. Des adolescents sur lesquels s’est acharnée une meute de camarades de classe ou de voisins se sont suicidés. Inutile de rappeler que l’antisémitisme, condamné par la loi, y est particulièrement à l’honneur sous toutes ses formes, plus ou moins sophistiquées. L’intention de la proposition loi est évidemment louable, mais peut-on espérer contrôler par la loi l’immense pouvoir de la technique ?[1]

Or la démocratie repose sur le respect de l’Etat de droit et, en particulier, sur la reconnaissance des minorités politiques (éventuellement liées à des minorités sociales ou ethniques), toujours susceptibles de devenir majoritaires. Elle se caractérise par l’élaboration d’un espace public commun à tous où les citoyens peuvent débattre rationnellement pour définir leur destin. C’est là évidemment une idée et non une description de la manière dont se déroule effectivement la vie politique. Mais c’est une Idée régulatrice de ce déroulement. Les citoyens comme les hommes politique doivent dialoguer et admettre que l’autre a le droit d’avoir un point de vue différent du leur – même c’est finalement la position de la majorité qui sera adoptée.

Le dialogue respectueux est une exigence qui se décline à tous les niveaux : entre les citoyens, entre les élus et les électeurs, à l’intérieur des partis politiques, entre les partis politiques, dans toutes les institutions de la vie publique. Une démocratie convenable doit éliminer non les sentiments de sympathie et d’antipathie qui naturellement unissent et opposent les personnes et sont inhérentes à toute vie sociale, mais les formes pathologiques de ces sentiments qui conduisent à la haine. Par-delà leurs sentiments personnels, les hommes politiques doivent reconnaître à leurs adversaires la légitimité de militer sur des positions différentes des leurs.

La haine fait partie de ces passions tristes qui opposent les uns aux autres les individus, elle est sans doute inévitable. Mais, si son expression s’étend dans l’espace public, si elle devient l’un des principaux éléments qui animent la vie sociale et contraignent les décisions politiques, elle devient un danger. La logique de l’ordre démocratique impose à tous les hommes publics, quels que soient leurs sympathies et leurs antipathies, de manifester leur considération à l’égard de ceux qui leur sont opposés dans le combat politique. On a souvent ironisé sur la familiarité qui pouvait régner entre des députés quand ils se retrouvaient dans la buvette de l’Assemblée nationale après s’être affrontés en termes forts dans l’hémicycle, mais c’était traduire la solidarité avec le concurrent politique. Quand Jacques Chirac a été victimes d’un grave accident de la route, ses adversaires politique ont produit des communiqués de sympathie, cela ne signifiait rien sur leurs sentiments, mais reconnaissait symboliquement sa légitimité en tant que responsable politique.

Une Constitution n’est pas seulement un ensemble de dispositions juridiques, elle impose de conformer à certains usages et à des règles tacites de fonctionnement. Il importe que les hommes politiques se conduisent d’une manière « décente », pour reprendre le terme de George Orwell. Ils peuvent se détester – tout semble montrer qu’ils ne s’en privent pas -, mais l’expression de leur haine doit être contrôlée dans l’espace public par les usages : ce contrôle signifie que chacun reconnait que son adversaire en tant qu’homme politique, est légitime. En conséquence, jusqu’à une date récente dans les démocraties stabilisées, la manifestation d’une haine personnelle et les injures étaient sinon exclues, du moins limitées dans le débat public… La haine est dysfonctionnelle. Si elle règne sans contrôle, elle peut être une étape dans les processus par lesquels les démocraties, fragiles, pourraient mourir. Les démocrates peuvent avoir – doivent avoir – des adversaires politiques, mais ils ne doivent pas avoir d’ennemis.»

[1]   Monique Dagnaud, « Réguler Internet ? Même pas en rêve », Telos, 10 novembre 2019.

[2] Précisions empruntées à Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 2019 (2018).

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