« La laïcité, c’est une exigence de la raison inscrite dans la loi. » Par Régis Debray.

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Entretien Régis Debray : « L’œcuménisme est partout en crise » Nicolas Truong. La version intégrale publiée dans « La Matinale » du Monde, édition du 26 janvier 2016. Du foulard au blasphème, des cantines scolaires au financement des cultes, l’écrivain explique que c’est par la pratique que la France fera vivre son pacte laïque.

La polémique entre Manuel Valls et Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, est-elle révélatrice d’une guerre des laïcités en France, entre d’un côté les partisans d’une laïcité « fermée » et, de l’autre, les défenseurs d’une laïcité « ouverte » ?

Qu’il y ait, dans notre tradition, deux gauches comme il y a trois droites, cela s’apprend en première année à Science Po. Le surprenant, le déplorable, c’est qu’une laïcité destinée à rassembler en vienne à se déchirer. L’œcuménisme semble partout en crise. Le préfet Leschi et moi sommes étrangers à ces disputes. Notre propos, avec un guide pratique, est de faire un retour aux fondamentaux, moyennant un socle commun de règles de conduite, en examinant une quarantaine de cas litigieux pour faire vivre dans les faits une laïcité sans qualificatif ni agenda caché. Pour être efficace, restons modestes. L’existence doit précéder l’essence. Là où la théorie divise, l’exercice peut unir. C’est le souhait de ce kit de survie, à mettre entre toutes les mains, gauche, droite, ou rien du tout.

La loi de 1905 et les textes qui régissent notre laïcité sont-ils trop flous pour qu’ils donnent lieu à des interprétations si différentes ?

Le mot de laïcité ne figure même pas dans la loi de 1905, qui est la clé de voûte de notre séparation des Eglises et de l’Etat. C’est dire à quel point la pratique a précédé la théorie, et cela dès les années 1880. Cette absence de définition claire et univoque – en dehors des généralités sur la liberté de conscience – a l’avantage de la souplesse dans l’application mais aussi l’inconvénient d’une certaine confusion dans l’idée. Avec la tolérance, par exemple, qui marque l’aimable condescendance d’un supérieur envers un inférieur, comme sous l’Ancien Régime. Ou avec une belle valeur, notion morale qui n’engage à rien de précis et dont la violation n’est assortie d’aucune sanction pénale. La fraternité par exemple est une belle valeur, le respect aussi, mais si un maire manque de fraternité envers un administré on peut le traiter de mauvais bougre, mais non le traîner devant un tribunal. La laïcité relève d’abord du droit. C’est une exigence de la raison inscrite dans la loi.

« Nous ne vivons plus dans la France de 1905, ni même d’avant 1989, année où la question du foulard surgit dans les établissements scolaires », écrivez-vous. Qu’est-ce que la laïcité en 2015 ? Doit-elle ne demeurer qu’un simple cadre juridique ou doit-elle également constituer un rempart au prosélytisme religieux ? En un mot, n’avons-nous pas besoin d’une laïcité de combat face à la poussée des revendications islamistes ?

Le cadre juridique, c’est le plus fiable des boucliers, et son objectivité, une garantie d’égalité pour tous les justiciables. Il faut avoir le courage de l’appliquer, et même de l’imposer, en cas de besoin. Sans faiblesse. L’ex-fille aînée de l’Eglise n’a pas fait la Révolution pour se retrouver la fille cadette de l’Islam, dont une fraction intégriste témoigne aujourd’hui des mêmes ambitions d’emprise que le catholicisme en 1900.

L’éclatement identitaire et le réveil tous azimuts du religieux font reculer partout l’indépendance du temporel, même là où elle était au départ : Israël, Egypte, Inde, Indonésie, Mexique. Le nombre d’Etats laïques dans le monde se réduit comme peau de chagrin. Il est donc normal que la République française se défende sans sectarisme ni préjugé avec les armes de la loi, qu’elle tient de son histoire propre. Aucune appartenance particulière n’est porteuse de droits particuliers, et encore moins d’un droit à faire exception à la loi générale. Il y a un code civil, approuvé par la nation, et c’est le même pour tous, point final. Mais les religions révélées n’ont pas l’exclusivité du débordement sur ce qui n’est pas de leur ressort. La séparation de l’Etat avec la nouvelle religion de l’entreprise et du marché, qui a ses clercs et ses textes sacrés, ne serait pas mal venue non plus. Il faut vivre avec son temps, n’est-ce pas, et les volontés de puissance, comme les clergés, peuvent changer de costume et de vocabulaire.

Pourquoi faudrait-il selon vous augmenter le nombre d’aumôniers musulmans et ne pas ajouter de jour férié au calendrier pour faire droit à toutes les pratiques religieuses ? Est-ce simplement parce que le culte (catholique) est, ici, devenu culture ? Et pourquoi alors l’installation d’une crèche dans une mairie vous paraît-elle un « geste discutable » ? En un mot, où placez-vous le curseur entre le permis et l’interdit ?

« Les hommes, dit Marx, font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » Nos aïeux n’avaient peut-être pas lu le 18 Brumaire de Louis Bonaparte mais ils savaient qu’un culte multiséculaire sédimente en culture et s’incruste dans les esprits, le calendrier et le paysage. Ils ont fait du dimanche, en 1906, le jour du repos hebdomadaire, devenu une conquête laïque du mouvement ouvrier. Et nos onze jours fériés légaux en intègrent quatre d’origine chrétienne, Pâques, Ascension, Assomption et Noël. Faire droit à d’autres pratiques religieuses ? Les musulmanes et les juives ? A la bonne heure. Et les orthodoxes, les bouddhistes, les hindoues, les évangéliques ? On s’arrête où ?

L’enfer est pavé de bonnes intentions et, si l’histoire n’est pas notre code, un code qui fait fi du « poids des générations mortes » finit par rendre ce passé encore plus virulent et même appétissant. Voyez la Turquie d’après Kemal. Le théocratique y revient en boomerang. Une crèche sur la place du marché, c’est très sympathique, comme les santons dans la fête provençale. La même dans une mairie sera interprétée, non sans raison, comme la volonté d’exclure symboliquement les non-catholiques. Et suscitera des réclamations d’autres traditions religieuses.

Pourquoi le « sourire », à savoir la pratique de l’humour vis-à-vis des religions, devrait-il être non seulement un droit, mais aussi un des nombreux « devoirs du laïque » ?

Les théocraties n’aiment pas le rire, les idéocraties non plus. Cela ne fait pas de la grosse rigolade notre prière du matin, mais quand un pouvoir politique censure le dessin d’humour ou le trait d’esprit à son encontre, c’est qu’il prétend occuper la place de l’Absolu. Le caricaturiste, où que ce soit, est la sonnette d’alarme.

Ne cédez-vous pas du terrain à l’obscurantisme et à la liberté lorsque vous soutenez que « toute demande de non-mixité n’est pas en soi une atteinte à la laïcité » ?

Non. L’école laïque a très longtemps séparé garçons et filles. On a vu, après 1968, des groupes de femmes refuser la présence d’hommes pour faire pièce à la domination masculine. Et que je sache, les francs-maçons qui refusent les loges mixtes ne sont pas de piètres républicains, ni d’ailleurs les équipes de basket féminines. La séparation des genres, ici ou là, n’a rien de répréhensible tant qu’elle n’a pas de motif religieux. Là est le curseur.

Les coups de menton des gouvernements successifs contre l’islamisation de certains quartiers comme la volonté des musulmans d’avoir des lieux de prière décents n’ont toujours pas rendu possible l’émergence d’un « islam de France ». Pourquoi les imams ne sont-ils pas formés en France ?

On peut se le demander, en effet. Le lieu de formation des hommes de foi n’est pas anodin et se confier à « l’importation », avec des imams salariés par des Etats étrangers, dans le cadre d’accords à caractère diplomatique, cela expose au pire. Il faut vouloir les conséquences de ce qu’on veut. Si on veut un islam de France, un institut supérieur de théologie musulmane s’impose en France. A tout le moins, un centre de formation faisant référence. On ne devient pas prêtre, pasteur ou rabbin sans avoir fait de longues études, sanctionnées par des diplômes. C’est une obligation. Pourquoi ce n’en serait pas une pour les imams ? Ou préfère-t-on le recrutement par Internet ?

La laïcité pourrait-elle tenir lieu de religion civile ?

Vous posez la question de fond, celle de Rousseau en son temps, et de Jaurès aussi. « Je ne conçois pas une société sans religion, disait-il, sans des croyances communes qui relient toutes les âmes en les rattachant à l’infini d’où elles procèdent et où elles vont. » Le vocabulaire est d’époque, non le souci. Les Etats-Unis ont une religion biblico-patriotique, leur transcendance, c’est Dieu, le drapeau et le dollar (avec l’Etre suprême au milieu). La France, c’est la république, « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Laïque n’est qu’un attribut, porteur et porté par les trois autres. Une république divisible, oligarchique et antisociale aurait du mal à rester laïque, épithète qui ne doit pas s’accoler à société mais à Etat.

La société civile, en France particulièrement incivile, est par nature le lieu des obédiences religieuses ou idéologiques, des intérêts communautaires et des tribus en guerre les unes contre les autres. Seul un Etat totalitaire peur vouloir laïciser la société. C’est l’Etat qu’il faut rendre laïque, c’est son existence qui donne un corps à ce mot, et il n’y a pas d’exemple d’une puissance publique mise à bas qui ne voie la remontée des clergés comme des mafias. Les demandes de censure émanent désormais des associations de droit privé, et c’est à l’Etat de nous en protéger. Encore faut-il qu’il garde sa hauteur par rapport au tohu-bohu des guerres extérieures et des connivences intérieures. Et que l’homme d’Etat soit autre chose qu’un communicant courant de droite à gauche pour flatter la clientèle.

Y a-t-il encore la possibilité de faire vivre et émerger un sacré républicain ?

Seul ce qui nous dépasse peut nous unir et, si l’Etat n’est plus qu’un conseil d’administration, notre respect ira ailleurs, et alors bonjour la guerre civile. La nation civique et non ethnique peut donner une âme à un peuple – un legs de souvenirs et un désir de vivre ensemble, pour parler comme Ernest Renan –, et non seulement une législation.

Ne confondons pas le cadre et le tableau, et ne demandons pas à la laïcité de nous fournir la part d’irrationnel et d’imaginaire exigée par l’émotion religieuse, et peut-être même par toute fraternité. Elle n’est pas faite pour la mystique, ni même pour la croyance. Je ne connais pas d’équivalent laïque au Requiem de Fauré ou au kaddish des endeuillés. Si l’homme est quelque chose qui doit être dépassé, la grandeur d’un régime laïque concilie humanisme et optimisme : elle consiste à laisser à chaque individu le soin de choisir en conscience, sans pression ni soumission, ce qu’il estime devoir dépasser sa pauvre vie individuelle.


Ecrivain et philosophe, Régis Debray a publié de nombreux ouvrages consacrés à la république et au sacré, dont La République expliquée à ma fille (1998), Ce que nous voile le voile. la République et le sacré (2004), Le Moment fraternité (2009) ou Jeunesse du sacré, (2012). Il vient de publier, avec Didier Leschi, La Laïcité au quotidien, 160 pages, 7,10 euros.

Lire aussi: Ce que cache l’affrontement Valls-Bianco  à propos de l’Observatoire de la laïcité: ici

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Commentaires (1)

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    Alphonse MARTINEZ

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    Oui sans doute mais les mots ne suffisent pas . La laïcité est en perdition, on éradique pas le mal avec des incantations mais en l’affrontant . En seront nous capables ?

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