Michel Wieviorka : la percée de François Fillon prouve que le conservatisme classique peut résister au populisme.

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L’analyse remarquable de  Michel Wieviorka, sociologue, actuel président de la Fondation de la maison des sciences de l’homme, publiée dans l’édition « abonnés » de la Matinale du Monde :

La percée de François Fillon prouve que le conservatisme classique peut résister au populisme. Une bonne nouvelle que la gauche – hélas – n’arrive pas à exploiter.

L’électorat de la primaire de la droite et du centre a déboulonné Nicolas Sarkozy, c’est une certitude, et la droite, avec François Fillon, semble tenir son candidat pour l’élection présidentielle, c’est une forte probabilité.

A partir de là, les commentaires politiciens vont bon train, et les calculs boutiquiers, un temps bouleversés par les résultats du premier tour de cette primaire, peuvent reprendre à droite, au centre, à gauche ou à l’extrême droite, et dans les salles de rédaction.

Un peu à la façon de ces émissions sportives où « on refait le match » – même ardeur pour commenter à chaud, sur le mode sans recul du « priorité au direct », goût pour se glisser dans la peau des acteurs et se mettre en position d’entraîneur, ou d’arbitre, même enfermement dans l’actualité immédiate, même éloignement, aussi, de la vie des idées et de l’analyse en profondeur. Comme si la démocratie avait pour principale qualité d’apporter du suspense et des surprises au quotidien, et de faire partie des jeux du cirque dont parlait Juvénal.

Mais installons un instant la réflexion dans l’espace, au-delà de la seule France, et dans le temps. Au moment où, partout dans le monde, les systèmes politiques classiques sont en difficulté, et où l’on constate la montée des périls – populisme, extrémisme, autoritarisme –, le succès de François Fillon, dimanche, vient dire deux choses, complémentaires : que la démocratie libérale n’est pas condamnée, et qu’une droite classique peut exister en France, dynamique, capable de se doter d’un leader incontestable et d’une vision pour l’avenir.

Se doter d’un leader incontestable

S’il se confirme, ce succès mettra sur orbite un candidat à l’élection présidentielle qui sera fort et qui incarnera des valeurs relativement tranchées, libérales s’il s’agit d’économie et conservatrices en matière sociétale et culturelle.

Dès lors, certains de ceux qui ont voté pour le Front national (FN) lors des récentes élections pourront s’intéresser à un leader qui a de l’expérience politique et qui est en mesure de battre nettement l’adversaire que la gauche lui opposera : rien ne dit avec certitude que le FN sera au deuxième tour de l’élection présidentielle.

L’expérience de la primaire qui vient de se dérouler sous nos yeux a donc une portée internationale, elle indique en particulier à toute l’Europe que le pire n’est pas une fatalité et qu’il est possible de faire de la politique, démocratiquement.

Elle montre aussi que la droite classique est susceptible de résister aux tendances à la décomposition des systèmes politiques. Elle annonce peut-être même des élections législatives où l’emportera largement cette même droite, certes sous tension entre les logiques qu’incarnent Alain Juppé et celles de François Fillon, tandis que la gauche de gouvernement, laminée, risque de compter moins de députés que le FN au sein de ce qui sera alors l’opposition.

En cinq ans, le pouvoir et le parti socialiste ont ruiné l’idée même de gauche

La gauche semble en effet à la peine s’il s’agit pour elle, à son tour, de se doter d’un leader incontestable et de mettre fin à la décrépitude qui est la sienne. Le défi est considérable, plus compliqué qu’à droite, au-delà de la difficulté qu’il y a pour elle à articuler deux orientations, dont Manuel Valls a dit qu’elles sont irréconciliables, car deux logiques sont en jeu.

La première est planétaire et durable, structurelle : à l’échelle du monde, on observe un déclin historique de la gauche, qui a commencé par la déstructuration du communisme, inaugurée avec le gauchisme de la fin des années 1960 et accélérée dans les années 1970 et 1980. Ce déclin s’est poursuivi avec l’affaissement de la social-démocratie, qui ne dispose plus des mouvements syndicaux sur lesquels elle s’appuie classiquement, et qui se heurte à la globalisation économique et à l’individualisme triomphant pour mettre en avant l’Etat social.

La seconde, bien française celle-là, et conjoncturelle : en cinq ans, le pouvoir et le Parti socialiste (PS) ont ruiné l’idée même de gauche, scié la branche sur laquelle ils étaient assis, animant sans vision la vie collective. Ils ont leur responsabilité dans la situation présente, ce n’est pas faire du Hollande bashing que de le dire.

Pas d’effet d’entraînement sur la gauche

Il est difficile de faire la part des choses et, surtout, l’on peut penser que ces deux logiques se complètent et se renforcent – ce qui ne rend guère optimiste sur la capacité de la gauche de gouvernement à renverser la situation actuelle. Il faudra des années avant que l’idée de gauche soit réinventée, et adossée sur de fortes attentes, des sensibilités citoyennes, des contestations populaires. Le bon parcours de la droite classique, en France, n’aura vraisemblablement pas d’effet d’entraînement sur la gauche.

Après le Brexit, qui a suscité en France bien des critiques sur le fond, mais aussi sur la santé de la démocratie britannique, et après les carences du système politique américain mises en lumière par l’élection de Donald Trump – avec ses deux grands partis incapables de se doter de candidats incontestables –, on pouvait craindre qu’une vague mondiale submerge aussi notre pays, sinon sur un mode extrémiste, du moins sur le mode du mensonge, de la vulgarité, de la corruption morale, du complotisme et de l’irrationalité : la primaire de la droite et du centre, et pas seulement son résultat, montre que cette voie est résistible.

Autre question : les électeurs ont-ils remis à leur place une nébuleuse médiatico-politique arrogante, imposant d’en haut ses catégories, ses mots, ses analyses, un peu à la manière dont le succès de Donald Trump a signifié l’échec d’instituts de sondages lourdement pris en défaut et de médias aveugles ?

Constat paradoxal

Pas vraiment : il suffisait de lire la presse et d’écouter la radio et la télévision pour constater que, depuis une quinzaine de jours, le choix des médias était fait en faveur de François Fillon. Les sondeurs ne se sont pas trompés en France, et les médias ont su accompagner la surprise qui, envisagée, cessait d’en être vraiment une ; mais ils ont dans l’ensemble joué la carte de la nouveauté, d’une relative jeunesse, celle d’un homme, aussi, dont la « remontée » permettait de rendre passionnante une fin de campagne sinon ennuyeuse.

Ils ont en quelque sorte gardé la main – la première victime de cet épisode, finalement, est Nicolas Sarkozy, et assurément pas les sondeurs et les journalistes.

Ce qui aboutit à un constat paradoxal par rapport à ce que nous avons dit plus haut à propos des électeurs du FN : le succès de M. Fillon ne peut que conforter ceux qui ne supportent plus l’alliance des acteurs politiques, des médias, de la « com » et des instituts de sondages.

Par Michel Wieviorka, sociologue, Michel Wieviorka, actuel président de la Fondation de la maison des sciences de l’homme, auteur du Séisme. Marine Le Pen présidente, Robert Laffont, 2016

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