Quand je la quitte, mon corps souffre !

 
 
 
 
 
 
 
 
Jeudi 19 mai !
 

Elle est toujours assise sur la même chaise. Toujours correctement vêtue. Comme « avant ». Ses mains jointes reposent sur ses cuisses serrées. Légèrement penchée, le regard vague, toute enclose dans son corps. Un corps si léger, si fragile. « Ah ! Voilà mon fils. » Ces mots seuls, elle les prononce d’un trait.

Je l’embrasse sur le front ; et m’installe à son côté. Épaule contre épaule. Sa surdité s’est aggravée. Nous ne pouvons plus converser. Les mots butent sur ses lèvres. Elle est pourtant lucide. Je comprends que cet homme qui nous fixe, les yeux hagards, n’était pas là, hier. Il se lève, fait quelques pas dans notre direction. Elle me serre la main. Inquiète. Il s’arrête, à distance, et se plante devant nous. Immobile et muet. Je lui demande son nom. Il se retourne, sans me répondre, et se dirige vers un des couloirs desservant les chambres. Au dos de son tee-shirt noir : « parachutiste » floqué en lettres minuscules blanches. Il suit deux aides soignantes. L’une d’elles pousse un chariot contenant trois ou quatre poubelles de tri. Cet homme ne plaît visiblement pas à ma mère. La dame avec un poupon dans ses bras, sur la chaise à côté, non plus. Qui me montre son « bébé », accompagné d’un large sourire ; lui parle, l’embrasse, le caresse ; et me dit qu’il suit bien notre conversation : « Regardez ses yeux ! » Au mur, sous l’horloge, un tableau sur lequel est écrit au feutre bleu : « mercredi 18 mai ». Nous sommes jeudi, maman ! Le 19 ! Le temps passe. Lourd ! Il a cette odeur de corps vieillis et malades. S’y mêle celle de produits d’entretiens. Je lui dis que le vernis de ses ongles est écaillé. Elle acquiesce d’un signe de tête. Un homme tout courbé va-et-vient au milieu de la salle. Cassé. Il délire. Elle l’observe : « Il est…pas beau… il fait… peur… quelle vie ! ». Puis : « Vas-y … tu as des choses… à faire ». Et encore : « Il…me… tarde… de te revoir ». Quand elle ne parle pas, un lamento inarticulé, continu, sort de ses lèvres pincées. Elle ne peut le contrôler. Elle chante ! me dit la dame au poupon.

15 km me séparent d’elle. Quand je la quitte, une grande fatigue physique envahit tout mon être. Trop de détresses, trop d’émotions. Et ce sentiment d’impuissance. Qu’il me faut vite oublier. Il faut bien vivre.

       

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