Pelé est mort. Et la planète foot est en deuil ! Que d’émotions sur les ondes et les écrans. On y pleure et sanctifie le roi Pelé. Sans retenue. Ailleurs, des foules expriment leur profonde tristesse. Je ne partage pas cette émotion collective. J’ai le sentiment d’être à côté, décalé. Il est vrai que ma culture n’est pas celle du foot. Je suis plutôt rugby. Ce qui ne m’empêche pas de « vibrer » aux victoires de l’équipe de France. Comme lors de la dernière coupe du monde. Mais sans jamais céder à l’idolâtrie de masse. Les foules en délire me font peur. Elles cachent tant des affaires et des passions qui les exaltent. La mort de Pelé est triste. Certes ! C’était un immense joueur de foot. Et j’aimais son sourire.
Il était 11 h 30 quand je suis entré dans la petite librairie « Libellis », rue Droite. Une dame capuchonnée y tenait des propos vifs et hachés à la jeune femme qui enregistrait les six ou sept livres de poche de Robert Ludlum posés sur son « plateau de service ». De cette dame capuchonnée, je ne pouvais voir le visage. Et tout dans son apparence était vague et confus. Seule sa voix m’indiquait, peut-être à tort, son supposé genre. Pour tout le reste, un vêtement de pluie informe d’une couleur indéfinie la couvrait des épaules jusqu’aux genoux, veste que prolongeait jusqu’à des chaussures scratchs ouvertes sur des pieds nus, un pantalon de randonnée évasif, mollasson. Dans sa main gauche, un grand sac de course en plastique noir, disons plutôt noirâtre, bougeait au diapason de sa voix forte, saccadée, électrique. La jeune libraire, qu’elle tutoyait, restait cependant impassible sous l’avalanche des propos absurdes qui lui tombaient dessus. Elle lui disait « que la France, non ! le Français est psychologiquement malade… qu’elle ne sait pas où aller… que c’est partout pareil de toute façon… qu’on ne comprend plus rien… Y’a que les livres… et encore… que Robert Ludlum a tout dit, vu et prédit… qu’elle l’a d’ailleurs conseillé à son banquier… ». J’ai fini par perdre patience et l’ai exprimé par quelques soupirs suffisamment appuyés pour me faire entendre. « On s’impatiente derrière moi ? » Ce que j’ai immédiatement confirmé. Tout haut. Mais pour rien. Car d’autres commentaires ont encore fusé sur notamment le génie de Robert Ludlum. Qui m’exaspéraient. Jusqu’à ce qu’elle se décide à régler ses achats, pour s’avancer ensuite vers la sortie, marquer un temps d’arrêt sur le pas de la porte et en profiter pour me regarder gaillardement droit dans les yeux. Ses traits durs et l’extrême pâleur de son visage révélèrent alors un puissant sentiment de colère. À cet instant, j’étais pour elle l’incarnation de la France et du Français psychologiquement malade. Ignorant de surcroît les Lumières de Robert Ludlum. Et les siennes… Le temps d’une petite respiration, j’ai pu enfin commander le livre de Fleur Jaeggy : « Je suis le frère de XX. » Comme souvent, c’est deux, trois phrases lues au hasard d’un texte de critique littéraire que l’envie soudain me prend d’en connaître un peu plus sur l’auteur cité. Ce matin, sur le coup de 9 heures, j’étais tombé sur celles-ci, sur la page Facebook de Jean-Louis Kuffer :
« Il neigeait. On aurait dit depuis des années. Dans un village désolé du Brandebourg, un enfant crie avec un mégaphone un sermon de Noël ». Il n’en fallait pas plus pour que je me précipite vers la petite librairie « Libellis » de la rue Droite. À deux pas de chez moi. Il était 11 h 30 quand j’y suis entré…
Moment de télévision : « L’Espagnol », de Jean Prat (11 et 18 avril 1967)
Les archives de l’INA sont un gisement de trésors audiovisuels facilement accessibles. Un abonnement mensuel de 2€ à l’application Madelen suffit pour y avoir accès. Hier soir, j’ai choisi et regardé « L’Espagnol », une dramatique en deux épisodes réalisée par Jean Prat d’aprés le roman de Bernard Clavel, diffusé sur les antennes de la télévision nationale les 11 et 18 avril 1967. Un chef-d’œuvre !
L’histoire qui nous est racontée est celle de deux Espagnols républicains réfugiés en France en 1939. Ils ont connu les camps d’internement du sud de la France et sont embauchés pour faire les vendanges d’un domaine viticole du Jura produisant du vin jaune. L’un d’eux, Pablo, ancien architecte barcelonais, est un homme brisé par la guerre. Depuis la perte de sa femme, il n’aspire qu’à une vie tranquille, loin de tous combats. Son compagnon de camp, Enrique, est très différent : pour lui, la lutte continue. Il quitte rapidement la ferme tandis que Pablo, s’attache à cette terre qui lui a redonné le goût de la vie. Au milieu d’une guerre qui ne le concerne pas, il découvre et apprend à aimer le travail de la vigne. Lorsque le patron du domaine est pris d’une attaque, Pablo prend la relève, épaulé par un ancien du village, Clopineau. En 1944, Pablo est appelé par Enrique à rejoindre le maquis le plus proche. Après deux jours sur le camp et une action victorieuse, il tombe malade. Il finit la guerre à l’hôpital. Quand il en sort, le domaine viticole a été vendu et ceux qui l’habitaient, qui étaient devenus sa famille d’adoption, dispersés : Germaine, sa propriétaire – et amante –, partie avec son fils à la ville, sa fille Jeannette, « simple d’esprit », placée dans une institution religieuse et Clopineau, l’ouvrier « gionesque » qui lui a appris à travailler la terre, lié à une autre ferme. Germaine lui laisse cependant une maison en ruines, une jument et les vignes qu’il avait plantées. Une offre qu’il finit par accepter. Et les dernières vendanges sur lesquelles se terminent ce film, qui seront les premières d’une nouvelle vie, verront Pablo, Clopineau et Jeannette retrouvés et enfin réunis au milieu de « leur » vigne.
Tout dans ce téléfilm est stupéfiant de justesse, de pudeur et de beauté. Jean Prat nous montre des moments de grâce, de poésie et de liberté comme rarement on en imprime sur une pellicule. Et l’interprétation de Pablo, d’Enrique, de Clopineau et de Jeannette resteront comme autant de visages inoubliables. Le dernier gros plan sur Pablo (joué par Jean Claude Rolland), notamment, avec toute la bonté et la tristesse du monde au fond des yeux, est bouleversant de confiance, de tendresse et d’amour. Un chef-d’œuvre, vous dis-je.
Un chef-d’œuvre marqué aussi par les fins tragiques de Jean-Claude Rolland et de Jean Prat. Le premier ne verra pas la diffusion de « L’Espagnol » sur les antennes de la télévision. Il se sera pendu peu avant dans la cellule de la prison de la Santé où il était incarcéré pour un délit mineur. Quant à Jean Prat, il se suicidera de la même façon, le 27 mars 1991. Yvan Audouard disait qu’il était mort « de voir agoniser sous son regard impuissant une télévision atteinte de la plus longue, de la plus cruelle des maladies : la médiocrité ».
Illustration : Jean Claude Rolland dans le rôle de Pablo.
9 heures ce matin. Le téléphone sonne. Sur l’écran de mon smarphone apparaissent les noms et prénom d’un adjoint au maire que je connais bien. Un nom qui sonne comme le mien. Ses parents sont « valenciens », mes grands-parents étaient de Cox et de Fuente Alamo. « Bonjour Michel ! j’ai quelque chose pour vous, pouvez-vous passer au salon tout à l’heure ? — Bonjour Éric ! Oui, mon boulanger est à côté de votre boutique. Vers les onze heures, ça vous convient ? — Parfait ! » À l’heure convenue, je pousse la porte de son salon. Éric coupe et rase. il lâche son client et ses ciseaux, puis me tend, un paquet « Voilà ! C’est pour vous. » Sans réfléchir, je m’exclame : « Des mantecaos ! — Oui, je me souviens d’un billet que vous aviez écrit sur ces gâteaux. Ceux-là ont été faits par ma mère. Et je sais ce qu’ils représentent pour vous. » Ce geste inattendu m’a touché, ému. Ces gâteaux sont en effet associés à l’image de ma tante Dolorès, Lola ! Son souvenir est toujours vivant en ces jours de décembre. Je la revois encore préparer « ses » mantecaos dans cette pièce étroite et sombre, au plancher branlant, qui servait de cuisine et de salle à tout faire : manger, laver les corps et le linge ; de chambre aussi à l’occasion quand s’installait chez elle un cousin venu du village de mon grand-père, Cox.
Ses mains agiles étaient alors couvertes d’une fine poudre blanche qui dissimulait en partie des ongles et des doigts abîmés par de pénibles travaux domestiques dans de bourgeoises maisons où elle était employée. Ses mains, je les trouvais cependant belles ; et mon insistance à les observer, m’attirait souvent d’affectueux sourires de reproches. À la « bader » ainsi, me disait-elle, ses mantecaos allaient «virer». Et ses étoiles, ses lunes et ses soleils n’auraient pas le fondant et la friabilité qui les faisaient craquer sous la dent. Rien au monde ne pouvait m’éloigner d’elle en ces circonstances. Elle était si sûre de son art et si fière des plaisirs qu’elle allait nous donner les jours suivants ! Surtout quand les premiers mantecaos étaient servis à la fin du repas de midi du dimanche suivant. Lola alors attendait, droite, les bras croisés sur son tablier serré à la taille, les manifestations de joie de l’enfant que j’étais en ce temps-là. Jusqu’à ce qu’elle perde la mémoire et les mots, malgré l’éloignement, chaque année, à la même période, Lola ne manquait jamais de m’envoyer, où que je fus, un plein colis de ses merveilleux biscuits de Noël ; colis qu’elle enveloppait dans une vieille édition du journal local qu’enserrait une solide cordelette savamment nouée. Sur l’étiquette, mon nom et mon adresse étaient écrits, tout en rondeurs. Longtemps, très longtemps, j’ai toujours reçu les mantecaos de Lola. Toujours à la même date, à la même « heure ». Depuis que Lola n’est plus de ce monde, les rares fois où le désir me pousse devant un présentoir qui en expose quelques uns, je sais toutefois en pensant à elle, qu’ils ne pourront jamais égaler le goût des siens.
Dans la rue Rabelais, au 32, qui n’est plus, il m’arrive parfois d’entrevoir, au travers de la fenêtre du troisième étage de cet immeuble qui fut condamné à la démolition et souvent squatté, et où demeurent encore d’aimables fantômes, celle qui avait, plus que toute autre, le culte de la famille et de la générosité. Une générosité au goût plein et riche de ses mantecaos.
Éric, ce matin, m’a fait un très beau cadeau. S’il lit ce petit texte, il comprendra l’émotion qui fut la mienne quand je le reçu. Il est des gestes simples qui parfois soulèvent la corne jaunie par les ans.
Le 3 avril 2017, j’ai écrit dans mon blog un billet en mémoire de Gérard Calvet, un ami peintre qui venait de mourir. Depuis, j’entretiens une correspondance avec une de ses filles, Lise. Une correspondance à laquelle vient de s’adjoindre, à ma grande surprise, Nicholas Peters, un citoyen américain vivant en Caroline du Nord, à Asheville, précisément. Dans son premier message reçu la semaine dernière en commentaire de ce billet du 3 avril 2017, Nicholas me fait savoir qu’il avait vécu avec ses parents à Paris, de 1959-1966, et que son père avait alors acheté plusieurs tableaux de Gerard Calvet. Au cours des années, il avait hérité de trois d’entre eux, et de très beaux, précise-t-il. Il ajoute encore dans un français tout à fait convenable que « c’est seulement en trouvant votre blog que j’ai apris que Calvet est decede. Ses tableaux sont dans des places d’honneur dans ma maison dans un couloir, un salon, et une chambre a coucher. » La « Toile » est souvent critiquée, me disais-je en le lisant, mais on y fait parfois de surprenantes et très belles « rencontres ». Lise, en tout cas, sait désormais que trois tableaux de son père sont accrochés en bonne place chez Nicholas, à Asheville, et qu’ils lui « donnent beaucoup de bonheur ». Entre temps, elle lui a écrit et nous avons reçu tous deux, jointes à la réponse de Nicholas, trois photos de ses « Calvet » américains…