10 heures 30. Les cloches de Saint-Just appellent les fidèles à se rassembler sur l’esplanade située à l’arrière de la cathédrale. C’est l’heure du rituel de la bénédiction des rameaux d’olivier et de laurier. Elles sonnent haut et fort. Et le vent porte loin dans les airs des vibrations d’allégresse. Le curé et ses servants sont en place. Autour d’eux, une petite foule se presse. Elle attend, impatiente, que la cérémonie commence. Leurs feuilles de laurier ou d’olivier bénies, de nombreux participants fuiront la messe et quitteront vite les lieux. Les rameaux orneront leurs maisons et les protégeront des malheurs du monde ! Ceux-là m’ont toujours fait penser à des adeptes clandestins d’une sorte de rite magique.
Plus tard, en remontant le Cours Mirabeau, j’ai croisé une famille d’Espagnol. L’homme, jeune, tenait à la main une longue branche de palmier séchée, tandis que sa femme et ses enfants arboraient des assemblages de palmes tressées. Comme à Elche, pendant la procession des palmes blanches, ou à Cox. Cox, le village de mon grand-père, où j’ai pu discuter, en 2013, je crois, de cet art du tressage des feuilles de palmier avec deux dames le pratiquant, ce jour-là et selon la coutume, devant l’église. Un art délicat qui se pratique et se transmet encore dans quelques rares familles. Depuis cette étonnante rencontre, je ne cesse de m’interroger. Pour quelles raisons ce jeune couple et leurs enfants se promenaient-ils ainsi dans les rues de Narbonne avec, dans leurs mains, les emblèmes d’une tradition qui, le même jour, réunissait une multitude de personnes dans les rues d’Elche, d’Orihuela ou de Cox ? Depuis, j’ai le regret de ne pas leur avoir adressé la parole. Ils ne pouvaient venir en effet que de terres paternelles. Nous aurions pu alors communier, peut-être, sur de mêmes histoires familiales. Que d’occasions de partage d’idées ou de sentiments sottement perdues dans une vie d’homme, songeai-je.
Illustration : photos prises lors de mon dernier séjour à Cox.
On ne prend jamais assez de temps pour se relire. Et quand je l’ai fait, récemment, s’agissant de textes publiés ici ou là, je m’irritais d’avoir à les corriger de leurs trop nombreuses fautes de style autant que de grammaire ou d’orthographe. L’expérience fut douloureuse. Très douloureuse. Au point d’arrêter là ce travail de compilation de billets et chroniques de ces trois dernières années réclamés par mes proches. Certains en effet veulent pouvoir les conserver et les lire en format « papier » – sous entendu : on ne sait jamais ce qui demain peut t’arriver ! L’envie donc d’envoyer le tout à la poubelle et de ne plus jamais rien écrire, m’a un temps plombé l’esprit, disais-je. Jusqu’à ce que je lise de Cicéron : « Caton l’Ancien, ou de la vieillesse ». Et ceci : «… nos soins ne doivent pas se borner au corps seulement, nous devons nourrir encore mieux l’esprit et le cœur ; car si on ne les entretient comme la lampe en lui fournissant de l’huile, eux aussi s’éteignent dans la vieillesse. » La blessure narcissique qui ne cessait de me perturber ces derniers jours changea alors de nature : elle devenait un impératif physique et moral. Vital. Il me fallait continuer ces petits travaux d’écriture. En jouir, malgré tout. Nourrir mon esprit et mon cœur. Vieillir, mais me raidir contre la vieillesse. Et « m’appliquer sans relâche à corriger les torts qu’elle peut avoir, et la combattre comme on combat la maladie. »
Hier, en fin de matinée, visite surprise de Clémence et de Romy, notre dernière arrière-petite-fille. Trois mois à peine. Je lui parle doucement. Ma voix plaît, paraît-il, aux enfants. Elle me sourit. Je la tiens contre ma poitrine. Mes bras font berceau. Je baise son front. Elle se laisse faire. Confiante. Deux corps, deux souffles et ce sentiment de communier avec la vie. La vie dans son mouvement le plus simple, le plus naturel. On s’oublie pendant quelques instants. On oublie son âge, son histoire. Comme dans l’amour.
14 heures, dans ma voiture. J’écoute France Culture : « Entendez-vous l’éco ? ». Je n’ai pas retenu le nom de l’animateur. Le sujet ? L’intérêt du cinéaste chilien Patricio Guzman pour les mouvements populaires, la foule, le réel social. Et cette question : « son engagement témoigne-t-il encore aujourd’hui d’un réveil de la gauche chilienne, qui peine à se tirer du marasme dictatorial et de ses héritages néolibéraux ? » Évidemment, pensais-je. Première référence musicale : El derecho de vivir en paz et la voix de Victor Jara. Évidemment, encore. Souvenirs de jeunesse ! Belle chanson et belle voix. Si souvent écoutés, alors. J’entends un invité, Julien Joly, dire que « les événements de 2019 sont pour Guzman une surprise, un vent de fraîcheur, quelque chose qui le rassure sur la capacité d’une nouvelle génération chilienne à s’emparer de son destin et à s’opposer à la manière dominante d’envisager l’avenir ». Il est jeune lui aussi… Le message est passé sur France Culture. Évidemment, encore et toujours…
15 heures, arrivé à Lézignan. Les longs couloirs gris ; des chambres d’hôpital ; des dames en blancs, des personnes très âgées, assises ou couchée. Et cette odeur ammoniaquée. Dans une grande salle, autour d’une grande table, certaines jouent au loto. Je compose un code. J’entre dans l’îlot où réside ma mère. Elle est assise. Toujours à la même place. C’est mon fils ! Je lui prends la main. La caresse, lui parle doucement. Lui montre des photos. La dernière avec Romy dans mes bras. Et puis celle de ses arrières-arrières-petits-enfants, Milo et Gianni. Sur le grand écran des images d’Arte. Le murmure de la forêt. Des arbres, des fleurs qui respirent, vivent. Naissent et meurent. C’est beau, dit-elle…
Sur la route longeant la côte, je voyais comme des nuages sombres et bas. Ils semblaient des fumées provenant de la mer. Un léger vent marin les poussait vers la Clape. Sur elle un grand soleil brillait. Quand j’ai tiré le portail de ma « cabane », une brume, dense et douce, en partie la cachait. La mer elle aussi l’était, couverte. Elle faisait bloc avec le ciel et la terre. Le silence était parfait. Nuls échos ni personne ne viendraient le briser. J’ai taillé à mains nues les branches mortes des haies. Le liseron bleu déjà s’impatiente. Il envahira bientôt les lauriers. Loin des idées, la vie prend du corps. Elle s’émancipe de la foule et du bruit. S’affûte et se durcit. J’ai gardé ces pensée jusqu’à la tombée du jour. Demain sera lourd de violences et de cris ; de gloses et d’invectives. Demain sera vite oublié. L’oubli fait partie de la vie.
14 heures ! C’est l’heure de mon rendez-vous avec Madame T. Elle gère les comptes de ma mère. Étonnement, l’agence semble déserte. Je contourne le bureau d’accueil et m’assoie sur un canapé placé au milieu de la grande salle où s’affairent habituellement clients et conseillers. Un téléviseur est suspendu au-dessus de ma tête : un grand écran noir, muet. Autour de moi, des portes vitrées, fermées. Pas un bruit, pas une ombre. L’air est lourd ; l’ambiance glaciale, lugubre. Les minutes passent, pénibles. Soudain apparaît un homme sorti de nulle part. Il porte un costume sombre, fatigué, qui couvre en partie une chemise blanche chiffonnée. Il s’approche et affecte une allure et une mine faussement empressées. « Oui ! me dit-il, sur un ton mielleux, doublé d’un sourire hypocritement commercial. Madame T. est malade, quelqu’un va s’occuper de vous. » Un peu plus tard, se présente un jeune homme aux manières lycéennes, bien que « bourgeoisement » vêtu. Il m’entraîne promptement dans un bureau vide. Sur son plateau nu, un ordinateur. Je remarque dans un coin une poubelle. Vide, elle aussi. « C’est pourquoi ? La liquidation de l’assurance-vie de ma mère. Elle a 96 ans, réside en Ehpad, et sa petite épargne de 15 000 € lui permettra de financer pendant quelques mois au moins le restant dû à son établissement. Bien ! » Assis sur une petite moitié de ses fesses, il enregistre mes informations en tapant frénétiquement sur son clavier. Des cliquetis en sortent, qui résonnent de manière inquiétante, hystérique. Il se lève, c’est fini ! Nous nous séparons sèchement. Dehors, je retrouve un beau soleil et tombe sur J.P, un voisin. Il portait un sac à dos. « Je viens de la manif, sur l’autoroute… On l’a bloquée avec des camarades pendant une heure ». Cheminot à la retraite en pleine forme – gym en salle, randonnées, voyages – il milite pour une « retraite pour tous » à 55 ans ! J’ai souri. Que faire et dire d’autre ! C’était mercredi dernier. Mélenchon avait décidé qu’il serait un jour mort pour le pays. Mon agence bancaire l’était en tout cas. Enfin ! presque…
Déjeuner à l’Auberge des Jacobins. Nous y avons nos habitudes. Vanessa est à l’accueil. André est en cuisine. Ils sont jeunes. Ils sont sympathiques. La cuisine est simple. Les prix sont […]
Hier matin, boulevard Gambetta. M… Avec lui, c’est comme ouvrir une radio. Toujours la même musique : ce qui casse, ce qui brûle, ce qui rate. Le reste, ce qui fonctionne, ce qui tient encore debout, […]
Il était assis là, droit comme il pouvait encore l’être. Une doudoune, un souffle un peu court, les gestes comptés. Sur ses genoux, un petit chien. Léger. Silencieux. Les yeux tournés vers la porte, […]
Je croyais que la culture était un bien commun. Une respiration. Je découvre qu’elle est surtout un territoire. À défendre. À verrouiller. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime […]