Puisque tu évoques Maimonide dans ton dernier billet, Michel, tu permettras a l’autodidacte fasciné par l’histoire de la pensée que je suis, de te livrer, ainsi qu’a tous ceux qui nous font l’amitié de nous lire, ces quelques réflexions.
Celles-ci, je m’empresse de le dire ne veulent surtout pas être prises comme un cours magistral (quelle sotte et folle prétention cela serait !), encore moins un étalage complaisant d’érudition (plus on sait de choses et mieux on mesure son ignorance…) mais seulement l’expression d’un besoin de partage, loin des cursus universitaires, de cette démarche faite de questions sans cesse reformulées sur l’histoire et le développement de la pensée humaine.
Combien il me serait agréable qu’un lecteur, quelque part, partageant ces questionnements me fasse connaitre son sentiment sur ces quelques lignes… ! Quand on cherche a plusieurs on ne trouve pas davantage, certes, mais, au moins, on a moins froid !
Après tout nous ne sommes que le résultat de tout ce qui nous a précédé et nos questionnements ne sont que le prolongement des interrogations les plus anciennes…Notre esprit est comme une place vide traversée de part en part par tous les vents contraires et nous n’en finirons sans doute jamais de tourner en rond dans notre cage, pressentant un horizon inouï derrière les barreaux et prisonniers a vie de nos limitations intimes !.
Mais, après ce trop long préambule, je reviens à notre sujet…
Maimonide, tout comme Averroès et un peu après Avicenne furent, comme tu le soulignes, les commentateurs et les passeurs de la pensée d’Aristote, cela aux alentours du 11eme siècle de notre ère et cela alors que le haut moyen âge l’avait complètement oubliée.
Il a fallu la rayonnante civilisation arabo musulmane du sud de l’Espagne, notamment a Cordoue et a Tolède, modèle s’il en fut de tolérance et de culture, pour que soient enfin commentées puis traduites du Grec au latin ces chefs d’œuvre de la pensée dont le génie continue encore de nos jours a irriguer l’histoire de l’humanité
Jacques Attali évoque avec beaucoup de talent dans son roman intitulé « La confrérie des éveillés» la possible rencontre à Cordoue de Maimonide et d’Averroès…Comme il est beau de le penser, même si l’histoire rend la chose hautement improbable…
(T’imagines-tu, petit, tout petit dans un coin assistant au dialogue de ces deux esprits hors normes ?)
Voilà donc Aristote (Grec) sauvé de l’oubli par un Persan (Avicenne), un Juif (Maimonide) et un Arabe (Averroès)…
Et devinez qui va rafler la mise ? Un chrétien, bien sur, parmi les plus illustres…Tomazzo d’Aquino, plus connu, sous nos latitudes, sous le nom de Saint Thomas d’Aquin.
Il est assez étonnant de constater comment l’église, tout au long de sa longue histoire, a su assimiler les pensées concurrentes, après d’ailleurs les avoir auparavant combattues avec la dernière énergie…Peut être est ce la raison de sa remarquable longévité sans exemple parmi les institutions humaines ?
Mais la récupération est une stratégie couramment utilisée dans beaucoup de milieux tout au long de l’histoire…On te revêt d’un uniforme, d’un costume, voire d’un tablier ou d’un képi sans te demander ton avis le moins du monde, on te décrète comparse ou compagnon de route même si tu n’as rien demandé et le tour est joué…
Cela pourrait être flatteur…ça n’est qu’outrecuidant !
Voilà donc Thomas d’Aquin revisitant et commentant Aristote avec, bien sur, ses lunettes de doctrinaire chrétien, définissant une vision du Grec complétive au créationnisme biblique…La cause première Aristotélicienne faisant émaner l’intellect qui donne naissance a l’âme, laquelle précède la nature…C’est ainsi que le moteur immobile, la cause sans cause de toutes les causes sera assimilé au Dieu créateur des religions monothéistes.
Quelques huit siècles plus tôt, Saint Augustin avait déjà, lui, réalisé la fusion de Platon et du néo platonisme dans le corpus théologique chrétien…L’Un Plotinien, ce concept inouï d’absolu, au-delà de toute définition et de toute appréhension ce sera, bien sur, le Dieu Créateur de la genèse….
Saint Augustin sera le théoricien splendide du comprendre pour croire et de la grande réconciliation entre la foi et la raison tandis que Thomas d’Aquin, dans la lignée de la démarche aristotélicienne s’essaiera à concilier science et croyance donnant ainsi naissance a ce qu’on a appelé le mouvement scolastique.
Et voici comment la pensée grecque et tout ce qui faisait sa gloire et sa grandeur se retrouva phagocytée par le christianisme et comment ses deux représentants les plus illustres, Platon et Aristote furent transformés en simples précurseurs de la révélation christique.
La grande nuit du moyen âge, cette grande éclipse apparente de la pensée qui ne prit fin qu’avec l’avènement des lumières commence sans doute a cet instant…
Plusieurs siècles vont, dès lors, se succéder ou l’intolérance, le fanatisme, l’obscurantisme vont se donner libre cours…Une pensée, une vision unique ayant éliminé toute autre idée concurrente allait détruire la liberté de penser, assénant ses certitudes définitives a des populations abêties et terrorisées.
Nous le savons et nous l’avons toujours constaté depuis jusqu’à nos jours…La pensée unique, c’est l’absence de pensée… « La vérité luit de sa propre lumière et on n’éclaire pas les esprits avec les flammes des buchers », nous rappelait Voltaire.
Encore peut-on faire observer combien la pensée des lumières, même si elle attaquait de front l’institution religieuse et sa puissance temporelle restera conditionnée par les valeurs et visions du christianisme, laïcisant ainsi (et c’était déjà un grand progrès) les concepts judéo chrétiens sans vraiment les remettre en cause. (Il faudrait a cette fin, rappeler le ‘’création’’ par Robespierre du concept fumeux de « l’être suprême », avec pour finir, le succès que l’on connait).
Il faudra attendre Nietzsche et sa philosophie au marteau pour que soit enfin attaqué ce formatage bi millénaire de l’esprit…Qu’avec « L’amor Fati » nous retrouvions enfin « l’innocence du devenir » par delà les notions de bien et de mal qui paraissaient acquises pour l’éternité !
L’homme enfin libre, se retrouve de plein pied avec les dieux (d’ailleurs il n’y a plus de Dieu que lui-même) … « Deviens ce que tu es, tout ce qui ne te tue pas te rendras plus fort »…Le surhomme libéré de sa servitude assume enfin sa finitude, hisse toi au dessus de toi-même et regarde toi en surplomb de ton être…
Philosophie du courage et de la volonté, cette fameuse volonté de puissance à laquelle les nazis, inspirés en cela par l’horrible mégère qu’était la sœur du philosophe disparu, donnèrent un visage aussi erroné que monstrueux…
Il ne s’agit, bien sur, que de l’immémoriale injonction à lutter contre les forces du renoncement et de la faiblesse, injonction mise en avant par toute la pensée grecque et inscrite sur le fronton du temple de Delphes…
« Connais toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux »
C’est-à-dire, explore sans complaisance tous les chemins de ton être, eternel Sisyphe roule sans fin ton caillou en haut de la montagne et peu importent les échecs, c’est par tes tentatives sans fin réitérées que tu trouveras ta dignité d’homme aux antipodes du dolorisme chrétien et de cette idéologie pleurnicharde qui détruit les forces de vie en prétendant les sauver !…Tu n’as rien a expier en ce monde, tu es né libre a la face de l’univers !
Il faut penser à la magnifique formule de Camus qui résume tout…
« Il faut imaginer Sisyphe heureux ! »
En hommage, pour finir, a la splendeur de l’esprit Grec, ces quelques vers de Simonide (5eme siècle avant JC) magnifiquement réécrits et traduits par la grande Marguerite Yourcenar.
« Demain, n’y compte pas, ce frêle bonheur d’homme,
N’espère pas qu’il dure en ce monde agité,
Car tout passe, tout fuit, tout nous échappe comme
Un vol de libellules au fond d’un soir d’été… »
J’aurais voulu aussi, relevant ton allusion, parler de la caverne mais ça serait vraiment trop long ça sera pour la prochaine fois…A nos âges nos efforts intellectuels se doivent de rester parcimonieux…Hein ?