Ce souvenir n’est point pâli.
Elie.Y est mon médecin. C’est un bon ami aussi. Il l’est devenu depuis mon retour à Narbonne, qui m’a vu naître et grandir. Pendant ma petite adolescence, il était le «docteur» de la famille. Notre différence d’âge est grande, mais à présent nous voilà complices, même s’il persiste à m’appeler «Mon petit!».
Ce matin, je passais par hasard devant son cabinet et, comme à mon habitude en pareille circonstance, y suis entré dans l’intention de le saluer. Sa porte était grande ouverte sur son bureau vide au premier plan duquel trônaient un tas de dossiers médicaux, de journaux et de revues spécialisées, de boîtes de médicaments et d’objets divers. De cette pile informe, s’en distinguait au sommet, par sa belle tranche rouge vif et l’élégance de sa reliure, un livre: «Les Fleurs du mal», dans l’édition Baudoin! Que je ne pus m’empêcher d’ouvrir à la page indiquée par une carte de visite au nom d’une dame J…, notaire de son état, pour y lire ce poème. Un tendre souvenir, une ultime confidence adressée par une ancienne amoureuse à mon cher Elie, sans doute. Un secret à peine dévoilé dont je ne connaîtrai jamais le sens profond mais qu’il me plaît d’interpréter ainsi:
CONFESSION
«Une fois, une seule, aimable et douce femme, A mon bras votre bras poli S’appuya ; — sur le fond ténébreux de mon âme Ce souvenir n’est point pâli Il était tard; ainsi qu’une médaille neuve La pleine lune s’étalait, Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, Sur Paris dormant ruisselait. Et le long des maisons, sous les portes cochères, Des chats passaient furtivement, L’oreille au guet, — ou bien, comme des ombres chères, Nous accompagnaient lentement. Tout-à-coup, au milieu de l’intimité libre Éclose à la pâle clarté, De vous, — riche et sonore instrument où ne vibre Que la radieuse gaîté, De vous, claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare Dans le matin étincelant, Une note plaintive ; une note bizarre Dont sa famille rougirait, Et qu’elle aurait long-temps, pour la cacher au monde, Dans un caveau mise au secret. Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde, « Que rien ici-bas n’est certain, Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde, Se trahit l’égoïsme humain ; Que c’est un dur métier que d’être belle femme, — Qu’il ressemble au travail banal De la danseuse folle et froide qui se pâme Dans un sourire machinal Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte, — Que tout craque, amour et beauté, Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte Pour les rendre à l’Éternité ! » Pour les rendre à l’Éternité ! J’ai souvent évoqué cette lune enchantée, Ce silence et cette langueur, Et cette confidence horrible chuchotée Au confessionnal du cœur.»
Mots-clefs : Baudoin, Beaudelaire, Fleurs du Mal, Yaïche
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