Défendre la langue française ? !

Sur cette photo, au premier plan, de gauche à droite, Geneviève Straus, Etienne Ganderax et Marcel Proust

Je.30.5.2024

Je dois à Claude Ferrandiz le bonheur d’avoir pu lire ce matin, en ouvrant la dernière publication de son blog « Les vrais voyageurs », une extraordinaire lettre de Marcel Proust adressée à Madame Straus *, née Geneviève Halévy ; lettre dans laquelle ce dernier règle son compte avec style aux « défenseurs de la langue française » –(comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus »)

Extraits :

Vers janvier 1908.

Madame,

Je vous remercie infiniment de votre lettre si ravissante, si drôle, si gentille et j’ai lu presque en même temps l’article de M. Ganderax… Que j’aimerais vous avoir connue ainsi (pouvoir vous appeler « mon amie de Bas-Prunay »), savoir toutes ces choses, avoir été capable de les écrire. Et alors il me semble que je les aurais écrites… un peu autrement. Je ne dis pas cela contre M.Ganderax, qui a d’immenses qualités, un homme vraiment d’un format qui n’est plus très usité, qu’on verra de moins en moins et que pour ma part je préfère à ceux de maintenant. Mais pourquoi, lui qui écrit si bien écrit-il ainsi ? Pourquoi quand on dit « 1871 » ajoute-t-il « l’année abominable entre toutes ». Pourquoi Paris est-il aussitôt qualifié « la grand’ ville » ? Delaunay « le maître-peintre » ? Pourquoi faut-il que l’émotion soit inévitablement « discrète », et la « bonhomie souriante », et les « deuils cruels » , et encore mille autres belles choses que je ne me rappelle pas. On n’y penserait pas si Ganderax quand il corrige les autres, ne croyait servir la langue française. […]

Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaut, il y a un infiniment petit qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère – et c’est peut-être une faiblesse – ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà. La correction en deçà, « émotion discrète » « bonhomie souriante » « année abominable entre toutes », cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui, madame Straus ! […]

Je ne me moque pas de votre ami, Madame, je vous assure. Je sais combien il est intelligent et instruit, c’est une question de « doctrine ». Cet homme plein de scepticisme a des certitudes grammaticales. Hélas, madame Straus, il n’y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n’est-ce pas plus heureux ? Parce qu’ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse. Oui, cet homme si intelligent a connu toute notre vie. Il a déjà fait un peu le chemin de toute vie, et il se tourne en arrière, la diversité des plans devrait multiplier pour lui la beauté des éclairages.[…]

*Veuve du compositeur Georges Bizet, elle épouse en secondes noces Emil Straus, riche avocat parisien. Belle, jeune, et pleine d’esprit, elle va devenir l’une des reines du Tout-Paris. Son salon, très éclectique et fréquenté par de nombreux artistes, sera pour Marcel Proust une véritable école. Outre ses fréquentes visites, le jeune écrivain va entretenir avec elle une correspondance qui porte inscrite en contrepoint La Recherche du temps perdu.

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