Elle a 93 ans. Ses idées s’égarent, s’affolent, se perdent
Elle a 93 ans. Ses idées s’égarent, s’affolent, se perdent. Les mots lui manquent pour les retenir. Ils se brisent, se disloquent ; gisent en petits tas à la surface d’une mémoire trouée de toutes parts. Ils jaillissent aussi, parfois, lumineux et dans le plus grand désordre. Apparaissent alors une image, un nom, un morceau de vie. Celui d’une petite fille de 7ans, née d’un père inconnu, élevée par ses grands parents dans une maison de la montagne ariégeoise, isolée, pauvre et froide. Les quitter pour rejoindre sa mère, mariée, sur la côte fut le drame de sa vie. Cet homme, cette femme, cette famille n’était pas, n’était plus la sienne. C’est tout ! C’est tout que je devine et reconstitue plutôt sous le voile usé d’une parole incohérente. Elle seule connaît le secret de sa venue au monde, de ses premières années. De sa violence. Jamais un mot, ou si peu, ne fut dit à ce sujet autour d’elle, dans l’intimité de sa propre famille. Ils sortent à présent, par bouffées, et portent les stigmates de son enfance. Durs, amers et martyrisés ils crient le manque d’amour qui toute sa vie l’empêcha d’en donner pleinement à ses propres enfants. L’histoire de cette petite fille qui vécut pendant 7ans loin d’une mère chassée de son hameau après qu’on l’eut violée, est à jamais perdue. Et cette dame très âgée, près de moi, que j’observe et écoute, n’a pourtant jamais cessé de la vivre. De la vivre dans le silence et la peur qu’elle soit un jour connue. Peut-être se réfugie-t-elle, à présent, j’aime à le penser, dans quelques coins obscurs de sa mémoire, comme elle le faisait jadis dans les bras de son grand père aimé. Au chaud dans cette maison isolée, pauvre et froide. Une maison qu’elle ne voulait pas, malgré tout de sa misère, quitter. Une maison sombre posée sur un énorme rocher ; que je connais. Plus bas coule un torrent…
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