Ils avaient rasé les maisons qu’ils avaient héritées de leurs pères.
Ce texte de Pascal Guignard:
« Ils avaient rasé les maisons qu’ils avaient héritées de leurs pères.
Ils ne leur élevaient plus de tombeau.
Les trésors qu’ils avaient entendu léguer à la joie de leurs fils, ils les mirent dans les greniers, dans les caves, derrière les grilles des parcs, à l’intérieur des musées, dans les coffres des banques puis, comme ils avaient cessé d’en apercevoir la beauté, l’intelligibilité se retira d’eux. Même la réthorique, au bord de la langue, qui permet de distendre le lien qui étrangle l’âme de chacun par l’usage de la langue du groupe, fut jetée à la voirie. Même la mort, dans le rite qui l’entourait, qui allégeait du poids de la parentèle, nous l’avons rejetée comme une ordure d’un autre temps dont la présence met mal à l’aise et dont la décomposition formelle et l’odeur ne doivent plus être infligées. La nature même, les anciens fauves, les rapaces, les forêts, les monstres, nous les avons soit éliminés dans les massacres, soit dévoyés en les domestiquant dans les fermes ou en en faisant les héros des zoos. Les anciennes exigences avec leurs noms, les prodigieuses voluptés avec leurs pudeurs, les fiers dessins avec leurs oeuvres, les terribles peurs avec leurs chants ont commencé de perdre leur nom sur le pourtour des lèvres. Le temps venant, les déchets et les gravats, les palais croulant, les hommes et leurs cités recouvrant la terre des charniers et aplanissant les ruines, c’est la disparition elle-même qui disparut. La tyrannie de l’absence du langage humain complexe s’exerça sans plus trouver d’obstacle à la fascination lumineuse. Les images, les dépendances artificielles, les vêtements universels, les objets de l’industrie devinrent les idoles que tous convoitaient.
Les quelques-uns qui font l’écart entre le plus grand nombre et tous (empêchés par leur faiblesse et leur division de se prémunir) ont été écrasés.
La beauté, la liberté, la pensée, le langage humain écrit, la musique, la solitude, le second royaume, les plaisirs sursis, les contes, la petite oie dans l’amour, la contemplation, la lucidité, ce ne sont que des angles, ce ne sont que des noms divers pour nommer une seule chose, une seule implication entre le sujet, le réel, le langage. Peu importe ces noms. Leur souvenir s’est effacé au point que leur nostalgie ne fait même plus souffrir ceux qui sont nés après qu’ils avaient disparu. »
Pascal Quignard : Les Ombres errantes. Dernier royaume, folio Gallimard. Via la perte | brigetoun
Mots-clefs : Dernier Royaume, Les ombres errantes, Pascal Quignard
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Elle
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cela ressemble drôlement à notre époque.
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Michel Santo
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N’est ce pas!
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