Lecture : « Âme brisée » d’Akira Mizubayashi (La mélancolie est un mode de résistance…)
Ve.19.8.2022
Lecture.
Je ne connaissais rien du romancier japonais Akira Mizubayashi. C’est le commentaire laconique d’un ami : une phrase ! sur mon fil d’actualités Facebook qui m’a incité à le lire. Et j’ai choisi, pour commencer, « Âme brisée ». Un roman bouleversant ! Il n’est pas facile de l’avouer, tant il est rare de « pleurer » à la lecture d’un livre de fiction, mais Akira Mizubayashi nous y pousse avec ce roman de facture classique, écrit dans une langue d’une simplicité cristalline, élégante, envoûtante. Une langue qui sait toucher au cœur par sa délicatesse, son intelligence et son élévation d’âme – l’âme dont il est question dans le titre renvoie à la petite pièce d’épicéa essentielle à la propagation du son d’un instrument à cordes.
Les premières pages de l’histoire qui nous est racontée nous transplantent à Tokyo le 6 novembre 1938. Un quatuor amateur : Yu, un professeur d’anglais et trois étudiants chinois, Yanfen, Cheng et Kang, restés au Japon, malgré la guerre dans laquelle la politique expansionniste de l’Empire est en train de plonger l’Asie, y répète le Rosamunde (D. 894) de Schubert, avant que ne fasse irruption la soldatesque impériale, qui brise littéralement les choses. L’instrument du premier violon, Yu, est saccagé et l’homme disparaît à jamais, laissant son fils Rei, terrorisé, caché dans une armoire. L’enfant cependant échappe à la violence des militaires grâce au lieutenant Kurokami qui, lorsqu’il le découvre dans sa cachette, lui confiera le violon détruit. Rei sera finalement adopté par Philippe Maillard et son épouse – Philippe était le professeur de français de Yu. Devenu Jacques, il n’aura alors de cesse que de réparer le précieux instrument. C’est la raison pour laquelle il devient luthier, se formant en France à Mirecourt, en Italie à Crémone, auprès des plus grands maîtres. Restaurer le violon de son père sera le but de sa vie et l’objet de sa reconstruction. Un jour, son attention est attirée par sa compagne Hélène sur une jeune violoniste virtuose, Midori Yamazaki, surtout par les propos qu’elle a sur son grand-père qui n’est autre que Kengo Kurokami. Et s’inverse le temps : Rei prête à la jeune femme le violon de son père, emblème de leurs deux histoires. Et la vie se fait grâce…
Akira Mizubayashi tresse et croise dans ce texte magnifique placé sous le signe d’un amour passionné pour la musique allant de Bach à Berg, tous ses thèmes de prédilection : la fidélité aux origines, l’amitié, la transmission, le silence, l’art et la beauté ; sa hantise du nationalisme et de la guerre aussi. Un livre qui, jusqu’à la dernière page lue et après l’avoir refermé, résonne encore longtemps à la manière du quatuor Rosamunde (D. 894). « — La mélancolie est un mode de résistance, déclara Yu. Comment rester lucide dans un monde où l’on a perdu la raison et qui se laisse entraîner par le démon de la dépossession individuelle ? Schubert est avec nous, ici et maintenant. Il est notre contemporain. C’est ce que je ressens profondément. »
Ce livre est un cadeau !
Akira Mizubayashi, Âme brisée, Gallimard, 2019, 239 p., 19 €
Mots-clefs : Akira Mizubayashi, Âme brisée
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Bertrand Bayle
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Bonjour Michel,
Et oui livre d’autant plus sublime que Mizubayashi écrit directement en français!
Depuis que je l’ai lu je ne cesse de l’offrir, en particulier aux musiciens, mais pas que…
Bonne journée et amitiés
Bertrand
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Michel Santo
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Bonjour Bertrand !
Merci pour ton commentaire ! Je ne publie que très rarement des critiques de livres. Mais celui-là, je ne pouvais pas ne pas le faire connaître à ceux qui n’ont jamais lu cet auteur. Je suis très sensible en effet à cette prose shubertienne comme à la musique de ce compositeur. Ce dernier – nous partagions avec Gil Jouanard ce même goût – figure à mon panthéon musical ; et ce quatuor en particulier. Je disais un jour à Gil, que c’était une musique de résistance… Tu imagines ma surprise et mon émotion quand j’ai trouvé la même idée au début de ce merveilleux texte…
Bien amicalement !
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Bayle
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Cher Michel,
Tu ne crois pas si bien dire avec ce terme de musique de résistance.
Mon père (né en 1906 et mort en en 2011 !) a été fait prisonnier en Allemagne de 1940 à 1945. Il m’a peu raconté de cette période mais un jour qu’il écoutait Rosamunde à la maison et que je voyais bien qu’il se dégageait une émotion palpable de sa part, il m’a dit qu’il avait découvert cette œuvre au camp où il était prisonnier, jouée par un quatuor à cordes composé de musiciens eux aussi prisonniers ! Et il m’a avoué combien cette musique le bouleversait à chaque écoute et en même temps lui apportait une force et une paix intérieure.
Bonne soirée, amitiés
Bertrand
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