Mona Ozouf est une grande dame ! Une grande intellectuelle, pas de celles qui se baladent sur les plateaux-télés. Chacun de ses ouvrages, de ses textes, est une fête de l’intelligence. Elle écrit comme elle pense, avec élégance . Rare !
LE FIGARO. – Jules Ferry est entouré d’un respect unanime. Pourquoi un tel prestige en 2014 ?
Mona OZOUF. –Dans le contexte actuel de la crise de l’école, on l’invoque pour avoir attaché son nom à une de nos grandes réformes scolaires, et il arrive même qu’on lui demande des recettes pour le présent. Mais il y a dans cette invocation admirative un paradoxe. Ferry, fort loin d’attirer les sympathies comme Gambetta, n’a jamais été populaire. Par ailleurs, la montée de l’individualisme menace l’école qu’il a construite, et, comme toutes les figures d’autorité, ses hussards noirs sont aujourd’hui atteints par le soupçon. Cela dit, on donne acte à Ferry d’avoir mis sa foi dans le savoir comme rempart contre la barbarie, souhaité former des citoyens conscients et libres, et voulu, en homme d’État, enseigner à tous les jeunes Français une histoire commune de leur pays, en réintégrant la Révolution française dans la continuité historique.
Qui est donc cet homme à rouflaquettes dont chacun connaît la photo ?
Jules Ferry est né en 1832 dans une famille de moyenne bourgeoisie républicaine de Saint-Dié, dans les Vosges. Son grand-père avait vécu la Révolution et été maire de la ville sous le Directoire. Jeune homme, venu à Paris faire son droit, Jules Ferry vit une immense désillusion : la révolution de février 1848, qui l’avait enthousiasmé, débouche bientôt sur l’élection du prince Louis-Napoléon à l’Élysée, puis sur le coup d’État du 2 décembre 1851. Le jeune républicain ne veut pas rallier le second Empire, ce qui lui barre la route de la haute fonction publique. Devenu avocat, il met à profit sa déception et ses loisirs en étudiant méthodiquement les grands auteurs, Condorcet, Auguste Comte, Stuart Mill, Spencer, Tocqueville, et en voyageant. Il découvre les libertés anglaises et admire les institutions des États-Unis. Sa pensée, plus complexe qu’on ne dit, emprunte à des sources éclectiques, parfois contradictoires.
Quelles leçons Jules Ferry tire-t-il de ses lectures et de sa réflexion ?
Il constate qu’en France le régime républicain ne parvient pas à s’enraciner. En 1789 comme en 1848, les révolutions ont des débuts exaltants, mais leur radicalité – la rêverie du monde refait à neuf et de l’homme nouveau – les condamne à l’échec. On ne peut pas faire n’importe quoi avec un vieux pays, Ferry en est convaincu ; il veut donc réconcilier l’idée républicaine avec le sens de la durée, les égards dus au passé et le respect de la tradition. Le jeune avocat tient ce qui a longuement vécu pour gage de valeur, et se sent redevable à plus ancien que lui. À cet homme des Vosges, rien ne paraît plus chimérique et illusoire que la fameuse phrase de Mirabeau en 1789 : « Il nous est permis de croire que nous recommençons l’histoire des hommes. » Ferry porte sur l’histoire de France le regard d’un héritier. C’est pourquoi, arrivé au gouvernement, il n’hésite jamais à saluer l’apport de ses devanciers, comme Guizot, président du Conseil sous la monarchie de Juillet, ou Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique pendant la période « libérale » du second Empire. La tradition, pour Ferry, c’est une parole qui parle à travers nous sans être tout à fait la nôtre – un bienfait, pourvu qu’on se l’approprie et n’en soit pas prisonnier.
La grande affaire pour cette génération de républicains, c’est l’interprétation de la Révolution française…
Oui, le souvenir de la Révolution hante toute l’époque. Pour le jeune avocat, nourri de la lecture de l’historien protestant Edgar Quinet, le tournant dramatique de la Révolution, ce sont les journées des 31 mai et 2 juin 1793. La commune insurrectionnelle de Paris fait alors capituler la représentation nationale. La Convention cède à l’émeute et ordonne l’arrestation des 22 députés girondins que réclame la rue. Une catastrophe, pour Ferry, qui se méfie de la foule et pour qui le principe représentatif doit toujours l’emporter. En outre, l’événement illustre à ses yeux le despotisme toujours latent dans la culture républicaine. Il fustige les républicains qui absolvent la Terreur au nom des circonstances exceptionnelles. Son admiration va à l’Assemblée constituante de 1789 à 1791, non à la Convention qui siège de 1792 à 1795.
Après l’invasion de 1870, la chute du second Empire et la Commune de Paris, les républicains finissent par accéder au pouvoir. Quel est le projet de Ferry, ministre de l’Instruction publique, puis président du Conseil, et qui gouverne de 1879 à 1884 ?
À l’époque, la France vient d’être sévèrement battue par les États allemands et amputée de l’Alsace-Moselle. Puis la Commune de Paris, qui révulse Ferry, ajoute la guerre civile à la guerre étrangère. Ce contexte dramatique ne fait que confirmer son diagnostic sur les divisions des Français. Ce qui déchire la France n’est pas pour lui une fracture sociale, mais une fracture politique. Il faut donc panser les plaies, reconstituer une armée, bâtir des institutions stables, forger par l’école une culture de la continuité. L’ambition de Ferry
vise toujours le collectif. Il s’agit de refaire à la France « une âme nationale ». C’est dans ce contexte que l’instruction primaire obligatoire, gratuite et laïque est instituée en 1881 et 1882.
L’instruction obligatoire et gratuite, était-ce une révolution ?
Non, car ces deux réformes s’inscrivaient dans le droit-fil des efforts intervenus depuis la Monarchie de Juillet. En 1880, la grande majorité des enfants fréquentait déjà l’école, mais par intermittence. Rendre cette fréquentation régulière nécessitait de recourir à la contrainte de l’obligation. Celle-ci s’accompagnait d’une discipline stricte à l’école : respect des horaires, des programmes, du règlement. La pédagogie, unifiée d’un bout à l’autre du pays, était autoritaire, mais les normes, fixées sans états d’âme, étaient alors soutenues par l’ensemble de la société : le classement des élèves, par exemple, était une hiérarchie perçue comme légitime, celle de l’effort, du mérite et de la valeur. La sélection paraît à Ferry, comme aux parents d’élèves, une idée progressiste. Quant à la gratuité, elle aussi était assez largement acquise. En 1880, les deux tiers des élèves du primaire en bénéficiaient déjà. Mais sa généralisation donne à Ferry l’assurance de mêler sur les bancs de la classe ceux qui, lors du service militaire, seront, explique-t-il, « mêlés sous les drapeaux de la patrie ». Ajoutons que les jeunes filles bénéficient elles aussi de l’instruction obligatoire et gratuite. Si on distingue encore entre les écoles de garçons et les écoles de filles, les programmes scolaires, eux, sont identiques pour les matières fondamentales.
L’école publique devient laïque. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Ferry sépare l’école publique de la religion catholique. On cesse d’ouvrir la classe par la prière. Le catéchisme n’est plus dispensé par l’instituteur. Les crucifix sont ôtés des murs, sauf si leur disparition provoque l’émoi de la commune et risque de vider l’école publique. Les curés, à qui la IIe République puis l’empire avaient confié la surveillance et l’inspection de l’école publique, se voient ôter cette prérogative. Mais dans l’esprit de Ferry, cette séparation des sphères est sans agressivité : la laïcité, c’est l’aboutissement de la séparation du spirituel et du temporel, qui est elle-même une invention du christianisme. Il n’est pas insensible au vide spirituel que peut entraîner la disparition de toute transcendance dans l’enseignement. Mais pour lui, ce vide peut être comblé par l’enseignement de l’histoire de France, l’instruction civique, et les exemples moraux tirés de « la bonne vieille morale de nos pères ».
La droite de l’époque reprochait à Ferry d’avoir interdit d’enseignement plusieurs congrégations et l’accusait de vouloir régir les consciences…
Le libéralisme de Ferry trouve là sa limite. Il n’accepte pas qu’on dispense un enseignement qui menace l’existence même de la République. Ainsi veut-il, en 1879, interdire l’enseignement des Jésuites, des Maristes et des Dominicains : ces congrégations non autorisées étaient engagées dans le combat contre la forme républicaine de gouvernement. Il s’agissait donc, aux yeux de Ferry,
d’une mesure de salut public, comme de réserver à l’État le monopole de la collation des grades universitaires. Pour autant, Ferry a maintenu le Concordat. Les parents restaient libres de choisir une école catholique pour leurs enfants. Et, dans l’école publique, les instituteurs étaient invités à observer la plus grande prudence dans l’évocation du sentiment religieux.
Après Mai 68, l’école de Jules Ferry va être très critiquée au point d’être abandonnée au profit d’une autre pédagogie. Quelle appréciation portez-vous sur ces critiques ?Elles ont été excessives, souvent injustes et dévastatrices. On doit à Pierre Bourdieu le procès d’une école reproductrice des inégalités de la société capitaliste : à l’en croire, les pics superbes de réussite et de promotion sociale, délibérément montés en épingle, font oublier la morne plaine de la reproduction. Et on doit à Michel Foucault la peinture de l’école comme un lieu de coercition, de dressage et de domination, à l’instar de la prison, de la caserne ou de l’asile. Je ne crois pas que l’école républicaine ait été dans un rapport univoque et servile avec la classe dominante ; et pas davantage que dans les sociétés urbaines et industrialisées, l’école à elle seule porte la responsabilité de l’uniformisation des individus. Et, de façon plus générale, je regrette la tendance justicière et dénigrante de notre époque. Juchés sur nos certitudes d’aujourd’hui, nous voyons partout dans le passé des victimes et des bourreaux. Tout ce qui nous semble fâcheux est attribué à des volontés malfaisantes. Nous ne supportons plus l’adversité, nous cherchons des adversaires. C’est l’histoire qui en pâtit.
Le réquisitoire porte aussi sur le mépris supposé des langues régionales et le statut subordonné des jeunes filles à l’école de Ferry…
Ce sont deux vastes sujets, qui illustrent du reste la tendance justicière dont nous venons de parler. Certes, Ferry s’est montré tout à fait aveugle aux différences ethniques et culturelles ; il n’a pas pour autant cherché, comme on l’en accuse parfois, à coloniser les périphéries, à expédier des instituteurs bretons en Corse et des corses en Bretagne. Et certes encore, il ne concevait pas pour les garçons et pour les filles des destins exactement symétriques ; mais il croyait à l’égalité de la raison chez tous les humains et se préoccupait de donner aux filles le moyen d’être autonomes et de faire face au malheur. Il faut traiter ces sujets dans le respect de la nuance et sans le poids du ressentiment.
Le père de l’école publique est aussi le promoteur de l’empire colonial français. Comment l’expliquer ?
Encore un vaste sujet, et vivement controversé. La pensée « coloniale » de Ferry ne diffère pas de sa pensée scolaire. Dans les deux cas, il s’agit de faire franchir à des groupes donnés la distance qui les sépare encore des Lumières. Transformer des petits paysans analphabètes en citoyens éclairés et amener des peuples barbares (c’est-à-dire, dans le vocabulaire du temps hérité du Montesquieu deL’Esprit des lois, restés à mi-chemin entre la sauvagerie et la civilisation) à franchir une bénéfique et ultime étape, voilà l’objectif qui faisait l’unité de l’œuvre et de la pensée. On peut bien sûr le contester, mais il faut aussi le comprendre.
Jules Ferry a aussi joué un rôle dans la consécration de plusieurs libertés publiques ?
Là est en réalité sa vraie gloire. Il a concouru à l’adoption des lois qui rétablissaient le mariage civil, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté syndicale. Il est encore le père de la loi de 1884, toujours en vigueur, et qui, en organisant l’élection des maires et du conseil municipal, fait naître la vie civique au village. Les réformes qu’il a mises en œuvre, devenues invisibles par leur évidence même, continuent à tisser notre vie quotidienne.
Entretien publié dans le Figaro du 7 avril 2014