Chronique du Comté de Narbonne.
Samedi 15 mai de l’an 2012,
Trois jours ! trois jours enfin à pouvoir me déplacer à ma guise dans notre maison de famille après que j’en eus passé six immobilisé dans une anonyme chambre de l’Hôtel Dieu de Narbonne. La fortune manque de prévenance, mon oncle ! d’élégance aussi. Mais la chance et les dieux m’ont permis de retrouver ta bienveillante et chaleureuse amitié épistolaire. L’histoire, la grande, indifférente aux hommes n’en a pas moins continué son implacable cours, cependant que l’écume de la petite s’empilait sur mon écritoire. Ainsi donc, mon oncle, si j’en crois la lecture des lettres, nouvelles et gazettes que j’y trouvai ce jeudi saint, l’Esprit serait descendu pour racheter le Royaume des fautes commises en son nom par l’infâme Nicolas de Tartoly. Aux dires de la plupart de nos caressantes plumes, François de Gouda en serait l’incarnation et son sacre en aurait régénéré les mœurs et les sentiments. Une Pentecôte profane en quelque sorte ; ce que nos faiseurs d’opinion et de clichés appellent l’état de grâce. Pour l’heure, ne préjugeons rien de ce qu’il adviendra une fois dissoute cette torpeur hantée de vagues songeries, mon oncle, comme nous ne jugerons point sur de vagues intentions dont on sait, bonnes ou mauvaises, peu importe, qu’elles pavent l’enfer tragico-comique de l’histoire. Attendons sagement, comme il se doit, le dire et le faire de son gouvernement dans lequel siège au demeurant un jeune ministre en charge de la police, entre autres, pour qui j’ai le plus grand respect. Et puis restent, sur ce vrai chemin de croix électoral, les élections à l’ Assemblée Royale ! Elles sont bien lancées dans notre Comté, mon oncle, et la guerre des roses a repris avec force et vigueur. Ainsi, jeudi matin, dans les gazettes locales, nos « gentils » nouvellistes n’en ont que pour la marquise de Fade, hollandaise officielle, Bodordiou, ci-devant Prince, dit le petit, de Gruissan, hollandais officieux et le sieur Pandrieu, gardien jaloux du temple batave. Ces deux derniers reprenant un combat sans quartier ni pardon perdu par le détenteur du microscopique marquisat de Mouthoumet lors des dernières élections au royaume de Septimanie ; élections particulièrement fertiles en trahisons, rebondissements, coups de théâtre et intrigues, comme tu le sais. Sur la scène de ce petit théâtre comtal, du côté gauche, figure donc la pâle madame Fade, au physique et au tempérament peu marin, qui parie sur une grosse et belle vague rose ; au milieu, mais venant de la gauche lui aussi, qui ne l’est en ces terres ? , le sieur Bodorniou, qui, en honoraire et brillant joueur de balle anglaise, pratique la feinte de passe et le cadrage débordement au centre…et sur la droite, un centre et une partie de la droite du Comté, rassemblés notamment dans le « parti oxygéné » du sieur Lemaillet, qui semblent, si j’en crois l’ostentatoire zèle de certains de ses membres, comme l’ancien président du club des cigares, le sieur Fraise, préférer la défaite de la marquise et du comte de Labatout à la victoire de leur représentant dument estampillé, occupant, lui, la droite de ce plateau, le jeune duc Si de Leucate. Plus coquet que bien des femmes de ce Comté, le désir de ce long, lisse et mince prétendant à la Cour au visage décoloré est de plaire et séduire valets et maîtres d’un Comté, rebelles, par nature, si je puis dire, à toute forme d’élégance qui leur rappellerait ce qu’ils abominent entre tout : « le style parrrisien », on roule les r, ici, mon oncle, surtout s’il est un peu trop affecté. Vois tu, dans ce royaume de Septimanie, on préfère encore, pour gérer les affaires publiques, à défaut de rougeauds buveurs de vin apprêtés comme des sacs, de blêmes apparatchiks ou d’anciens instituteurs vêtus à la mode mutualiste. Mais je m’égare ! Et la suite des évènements, imprévisible, pourrait infirmer cet ironique constat. Quoiqu’il en soit de la scène et des acteurs, mon oncle, l’intrigue et le mensonge sont évidemment mis aux enchères. Il s’agit de capter l’électeur aveugle, et pour cela de séduire, de mentir, de flatter. Dans ce vaste champ de l’intrigue, il faut savoir en effet cultiver la vanité des sots ; et, en politique, où tout le monde manipule tout le monde, plus qu’ailleurs; ce qui la rend dangereuse et passionnante : un homme ayant vécu dans l’intrigue un certain temps ne peut plus en effet s’en passer. Ce tantôt, ton ami La Bruyère me faisait fort justement remarquer que toute autre vie, pour ce genre d’individu, lui serait languissante. Il est vrai qu’il faut avoir de l’esprit pour être homme de cabale ; mais l’on peut cependant en avoir à un certain point que l’on est au-dessus de l’intrigue, et que l’on ne saurait s’y assujettir. N’est ce pas mon oncle ?
Je te souhaite grande fortune ! A demain de te lire.