« En été, je ne quitte jamais Gruissan ! Avaler des kilomètres de bitume, fondre dans des bouchons, râler après mon GPS qui n’en fait qu’à sa tête et de mon mari perdu dans sa « Michelin », cet âne, boire au goulot des litres d’eau minérale dans une bagnole climatisée, afin d’éviter une thrombose profonde au mollet droit qui me conduirait fatalement dans un couloir des Urgences … Non ! Jamais ! », me disait véhémentement Rose-Marie. « Je préfère rester chez moi ! »… « Et puis c’est bon pour le climat ! non ? »… « Regardez nos villes, villages et stations, Michel ! Trop de monde, trop de bagnoles, trop de bruit, trop de déchets, trop de tout… Et de moins en moins d’eau, et cette chaleur ! » On peut comprendre Rose-Marie. Elle est née et n’a jamais vécu ailleurs que dans ce superbe village du bord de la Méditerranée. Vivrait-elle à Epinay sur Seine ou Toulouse que son point de vue serait forcément plus nuancé, lui faisais-je remarquer. Que de grandes masses humaines sevrées de soleil et de mer éprouvent l’irrépressible désir de venir jusqu’ici, en juillet et août, pour enfin en jouir, quoi de plus naturel, ajoutais-je. Tout en lui concédant cependant que ces mouvements et entassements saisonniers de foules pressées n’étaient plus désormais, écologiquement et socialement, supportables. Les épisodes caniculaires de cet été et ses conséquences en tout domaines l’ayant beaucoup mieux démontré que tous les rapports annuels alarmants du GIEC. « Vous avez raison Rose-Marie ! Nous devons nous adapter, et très vite, à ces changements climatiques avant que Gruissan ne soit sous l’eau… J’ironise à peine, mais il est certain que nous sommes dans l’obligation de restreindre nos désirs et consommations de biens, de loisirs et d’espaces… Tenez ! Votre « maison-4faces-jardin-piscine » et vos revenus locatifs tirés du tourisme de masse, tourisme dont votre village et notre région vivent, ce n’est plus possible de continuer ainsi ! » Sur ce dernier et très sérieux échange d’idées mené sans affectation, la discussion ensuite a rapidement filé pour bifurquer vers des sujets plus légers – c’est l’été ! – : le prochain voyage collectif de Rose-Marie, en octobre, en Aragon ; nos courts séjours, cet automne à Llafranc ; la culture et les mœurs de l’Espagne voisine, que nous aimons ; les derniers plaisirs gastronomiques aussi et les prochaines vendanges, vendanges qui commencent chaque année un peu plus tôt, les tonneaux s’accumulant et se vendant de plus en plus tard… ce soir-là, l’air était encore trop chaud pour jouir des bienfaits nocturnes habituels à la terrasse du café de la Paix. Mais, pour une fois, l’ambiance sonore était, disons civilisée. Avant de nous quitter, tard dans la nuit, Rose-Marie, nous a donné rendez-vous, en toute innocence, à « Barques en scène », la mega fête de fin de saison estivale dans le cœur de ville de Narbonne. Que je fuis ! Trop de monde, trop de bruit, trop de trop… Notre amie avait déjà tout oublié de nos échanges et de ses nobles pensées du début de soirée. Elle est tellement française, Rose !
Moments de vie.
J’avais oublié que, ce soir là, comme durant tout l’été de ce même jour de la semaine, la terrasse du café de la Paix déborderait de clients excités venus tout exprès se faire perforer musicalement (!) les tympans. Qu’ils puissent rester ainsi, pour la plupart assis, sans broncher ni crier « grâce ! », dans un boucan d’enfer orchestré par un trio d’amateurs de musiques celtiques, demeurera à jamais pour moi, en tout cas, une énigme d’une dimension quasi métaphysique. A moins de supposer évidemment une mutation anthropologique à laquelle j’aurais échappé et qui me rend, si je puis dire, définitivement « sourd » aux plaisirs acoustiques diaboliquement chargés en décibels dont s’affolent en meutes mes contemporains. Fort heureusement cependant, j’avais fini par conquérir au terme d’une manœuvre moralement condamnable, une table idéalement isolée, située dans la rue perpendiculaire menant à la prudhommie, pour nous mettre suffisamment à l’abri des tempétueuses rafales sonores de nos trois furieux, mais talentueux, il faut le dire, « musiciens ». Nous pûmes alors commander nos cafés d’après dîner sans forcer la voix pour nous faire entendre, comme nous le faisons habituellement après chaque repas pris à la « Petite Brasserie » de Stéphanie. Je n’étais pas peu fier de cette prise territoriale en retrait qui, finalement, nous a permis d’envisager sereinement la suite de la soirée ; soirée passée à l’observation distraite, amusée et ironique de nos « semblables » en vacances, désœuvrés, slalomant en familles entre les tables des « Vieilles Nouvelles » et du « café de la Paix » occupant toute la chaussée. Dans ces ambiances grégaires et bruyantes propres aux soirs lourds et chauds de juillet, je confesse avoir du mal à contenir des bouffées de tristesse quand se présentent à ma vue des enfants traînant leurs pieds, leur fatigue et leur ennuie derrière les pas lourds, le regard vide et le débraillé estival de leurs parents. Les voient-ils et se voient-ils comme je le faisait en cet instant ? En vérité je connaissais la réponse à ces questions tant elles s’adressent à ce qui en moi cultive ce goût de la solitude et du silence même au milieu de foules bruyantes et vulgaires . J’errais donc dans ces pensées quand, soudain, un petit homme étonnant, dans le genre artiste mondain un brin décadent est apparu dans mon champ de vision. Maigrichon, les cheveux blancs et longs tombant sur ses minuscules épaules, il portait un pantalon également blanc, mais douteux, et beaucoup trop large, sur la taille duquel flottait une chemise de peintre rouge sang. Il avançait en ondulant
à contre-courant de la multitude, le sourire aux lèvres, avec un énorme cornet de glace tenu haut dans sa main droite. Il semblait le porte flambeau parodique d’un culte rendu aux dieux des loisirs de masse et du vacarme généralisé. C’est quand il s’est enfin assis sur une chaise miraculeusement libre à côté des nôtres que tout de son énorme cornet s’est affaissé mollement sur ses frêles cuisses de coq. Et ce petit homme alors de recouvrir patiemment ce désastre de son ample chemise rouge, tout en essayant, par de vains pompages et frottements hasardeux, d’en limiter les dégâts. La scène aurait pu être pathétique, mais le clin d’œil et le sourire lancés dans ma direction par ce porte flambeau imaginaire d’un soir, s’accordaient si bien à mes pensées, que je lui ai rendu sa politesse. En riant moi aussi…
J’ai dû quitter « ma cabane » à deux reprises ces dix derniers jours, pour assister aux obsèques de mères d’amies proches dans la même église Saint Paul située au cœur du quartier de Bourg, quartier qui fut celui de mon enfance et où j’habite à présent depuis que j’ai cessé mes activités professionnelles exercées jusqu’alors en dehors de ma ville natale. Mon grand père paternel et ma tante y vivaient aussi en ce temps dans un petit immeuble vétuste collé à son abside, ou presque. Et quand nous nous rendions en famille chez eux le dimanche, c’était pour partager la rituelle paella préparée par les mains expertes de Lola. Il fallait emprunter un escalier étroit et branlant pour accéder à son minuscule appartement et le passage d’un étage à un autre s’effectuait dans le noir le plus épais. Chaque marche émettait alors sous nos pas de sinistres craquements qui, ma sœur et moi, nous terrorisaient. Aussi ai-je longtemps vécu avec l’image d’une église Saint Paul associée à ce rituel dînatoire profane et bruyant ouvert en préalable par la terrifiante ascension d’un escalier menaçant ruines. Depuis, cet immeuble a été rasé, ainsi que d’autres, adjacents, et l’abside apparaît désormais nue, superbe, resplendissante aux yeux des passants et de ses proches voisins. Depuis la mi-juin, disais-je, je ne vois donc plus de mon bureau surplombant les toits de la ville la belle tour carrée de « Saint Paul » dont j’admire quotidiennement sa découpe et ses couleurs quand tombe la nuit. Un spectacle qui toujours me ravit. Et qui, s’il ranime évidemment mes souvenirs, les auréole aujourd’hui, par delà un passé lointain de soucis et de craintes, d’un halo bienfaisant. Je dis cela, et je voudrais que l’on me croit, sans plaintes ni ressentiment. C’était ainsi et ce n’est plus. Du moins pour moi. J’entre enfin, désormais, dans l’église Saint Paul avec la légèreté d’un cœur apaisé. Comme ces derniers jours où j’ai accompagné et soutenu mes amies Jane et Solange, et leurs familles, dans la peine. Solange dont la mère connaissait bien ce petit coin de Bourg et cet immeuble dont je parle ici. Paule, était son prénom. Elle avait le caractère doux. Nous avions beaucoup d’affection pour elle. Dans ces cérémonies, on m’en fait parfois le reproche, je suis très sensible aux faits et gestes des personnes qui y participent (!) L’indifférence de certaines au langage symbolique visuel et oral dans lequel elles sont immergées, notamment, m’indispose.Trop usé et ignoré du plus grand nombre, le prêtre de service le traduit souvent en langage profane. Puis vînt le moment de la quête. Celui où se révèlent de petites bassesses. À certains mouvements d’impatience et d’affairements, de corps, de tête et de mains je sais les personnes qui lâcheront quelques menues monnaies dans le panier d’osier tendu par l’officiant. D’autres encore feindront une attention soutenue pour les vitraux de l’abside ou, mimant une prière, leurs chaussures. J’ai aussi vu devant moi, une dame bourgeoisement apprêtée, enfoncer ses doigts pincés dans la corbeille qui lui était présentée. Un bref ruissellement métallique en est sorti. Rien ne semblait pouvoir le tarir. Ni en couvrir le sens. Autant de signes qui marquent, au delà de toute considération religieuse ou de foi, la fin d’une culture, ai-je alors pensé en cet instant.
Cet après-midi, j’ai terminé la lecture du roman d’Ernest Hemingway : « Au-delà du fleuve et sous les arbres » sous le noble et fier pin parasol tordu par le vent du Nord qui borne ma cabane. C’est une histoire d’amour et de mort dans une Venise dure, froide et humide. Son héros, un colonel de l’armée américaine en retraite vit sa dernière journée auprès de sa très jeune amante Renata. Il sait qu’il va mourir. Elle aussi. Sur le chemin du retour, il prononce ces derniers mots :
« – Jackson, dit-il. Savez-vous ce qu’a dit le général Thomas J. Jackson en certaine circonstance ? Celle où il rencontra sa mort ? Je l’ai su par cœur autrefois. Je ne garantis pas que ce furent exactement ses paroles, bien entendu. Mais les voici comme on les a rapportées : « Ordre à A.P. Hill de se préparer à l’attaque. » Ensuite il délira encore vaguement. Puis il dit : « Non, non, traversons le fleuve et reposons-nous à l’ombre des arbres »
Longtemps, tous les samedis matins, j’ai écouté sur France Culture « le Monde contemporain », une émission animée par Francis Crémieux et Jean de Beer. Je vivais alors loin de ma ville natale, Narbonne,
Lundi matin,11 heures. C’est jour de marché à Gruissan. J’y viens pour acheter melons et abricots. Chez Frédéric. Il est d’Agel, un petit village près de Bize-Minervois. La chose faite, je m’installe à la terrasse de « Bernard artisan boulanger pâtissier », à l’ombre.