» J’ai déjà évoqué le sujet à propos de Madagascar qui avait vendu un million d’hectares de terres cultivables aux Coréens, mais j’y reviens étant donné les nouvelles que l’on apprend sur l’extension de ce phénomène : une véritable ruée vers les terres agricoles de la part de pays qui en manquent. La Chine aurait acheté 2,8 millions d’hectares en République démocratique du Congo pour y exploiter l’huile de palme (voir ci-joint une photo de ce genre d’exploitation au Cameroun). La Tanzanie, le Soudan, Madagascar et bien d’autres pays (comme le Brésil depuis des dizaines d’années) voient arriver les acheteurs étrangers. L’ONU s’en inquiète car il faut trouver les moyens d’apporter des garanties aux paysans qui habitent sur ces terres. La crise alimentaire de 2008 n’a fait qu’accélérer le processus. Près de 20 millions d’hectares auraient déjà fait l’objet d’achat en Afrique. Quand les autorités nationales sont d’accord, les paysans qui habitent sur place n’ont plus aucun recours. Voilà une injustice fondamentale qui touche des millions de personnes dans défense. Seule l’attention internationale peut les aider en forçant les Etats à une réelle vigilance. «
Marcel Gauchet et les « gauches »…

Elisabeth Lévy: Reste que beaucoup de gens ne savent plus très bien ce que signifient les mots «gauche» et «droite», d’où un sentiment de désorientation très répandu, notamment à gauche.
Marcel Gauchet: Toutes les gauches européennes sont confrontées à un impératif de redéfinition doctrinale dans une configuration globalement défavorable aux partis de gauche. Nous vivons un déplacement radical des repères intellectuels. La droite est devenue à la fois le parti du mouvement et celui de la réalité politique. D’une part, elle n’est plus conservatrice dans le sens où elle n’est plus préposée à la défense de l’autel, du trône, du sabre et du goupillon. Elle est revenue de la réforme à tout-va. Et elle est prête à intégrer des éléments de protection sociale dans son logiciel. Résultat, la gauche a perdu le monopole du changement. D’autre part, et c’est une nouveauté fondamentale par rapport à l’époque où la droite était largement catholique en France ou chrétienne ailleurs, elle est devenue le parti matérialiste, le parti de l’économie. Résultat, la gauche, qui revendiquait autrefois son matérialisme face à l’idéalisme mensonger de la droite, a perdu son instrument favori de démystification et se voit accusée à son tour d’idéalisme naïf. Enfin, la mondialisation offre paradoxalement à la droite une rente de situation politique. Car, face aux désordres dont elle s’accompagne, face aux flux migratoires qu’elle engendre, la droite incarne le réalisme et la fermeté, tandis que la gauche s’est laissé enfermer dans le seul registre de la générosité et de l’angélisme. »
E.L: Au sommet de la pile de livres sur votre bureau se trouvent « L’insurrection qui vient », attribuée à Julien Coupat, et « L’hypothèse communiste », d’Alain Badiou. Vous préparez-vous pour la révolution ? Que pensez-vous du succès des « intellectuels radicaux » ?
M.G: Je vais faire de la peine à Badiou, mais je suis bien obligé de constater que son succès prouve la persistance de l’identité française. Il montre que ce pays continue à vivre sur les acquis de son histoire. Qu’est-ce que Badiou ? Le communisme sans Lénine et Marx. Son propos réactive la promesse de l’égalité radicale qui a constitué la pointe extrême de la Révolution française et qui est restée depuis lors dans les gènes politiques du pays. Le cas de la bande à Coupat est encore plus amusant. Le mélange d’ultraradicalité subversive et de mépris aristocratique cultivé par le « comité invisible » relève d’un dandysme très français. Où, ailleurs qu’ici, réclame-t-on l’émancipation du genre humain tout en lui crachant dessus ? C’est l’un de ses charmes, la France est ce pays où les reliques d’un Guy Debord, grand maître du genre, peuvent être consacrées « trésor national ». J’en tire un conseil à la jeunesse : pour réussir, soyez toujours plus radical que le voisin, c’est un créneau d’avenir.