Le temps retrouvé : Mady Mesplé, salle des Synodes à Narbonne…

 
 
 
 
 
 
 
 
Lu.30.6.2022
 
J’ai le souvenir, toujours vivace, d’avoir vu et entendu Mady Mesplé papoter, après son récital, dans un salon privé jouxtant la salle des Synodes, et l’avoir alors trouvé fatiguée, vieillie, et pour tout dire quelconque. Quelques minutes avant, placé à bonne distance, j’avais pourtant été ébloui par sa prestance, sa légèreté et sa beauté tandis qu’elle chantait, m’émerveillait. Une déesse drapée dans une longue robe ivoire était là, devant moi !

Lui : « Quel est l’âge idéal pour mourir ? » Elle : « Je vais te le dire. C’est soixante-quinze ans. »

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
On fait parfois de belles rencontres sur les réseaux sociaux. Celle de Denis, sur Facebook, en est une. Il y a quelque temps déjà, je ne sais plus à quel propos, je lui avais dit que j’avais tout lu de Patrick Modiano. Fidèle lecteur lui aussi de cet auteur, il m’avait demandé si je connaissais Didier Blonde – je comprends à présent pourquoi. Je lui répondis que j’ignorais tout de lui. Mais l’attention portée à cet écrivain par Denis avait éveillé ma curiosité.

Balade littéraire autour de Robert Bober et Pierre Dumayet entre Bages et Peyriac de Mer…

 
 
 

Bages

 
 
 
« Si j’ai choisi de t’écrire Pierre, c’est que j’ai préféré m’adresser à toi plutôt que de parler de toi. Il m’a semblé ainsi réduire, effacer même par instants, la distance qui sépare la vie de la mort. » Ce Pierre, à qui s’adresse Robert Bober dans sa longue lettre-récit, « Par instants, la vie n’est pas sûre » *, c’est Pierre Dumayet, son ami de trente ans. Pierre Dumayet, l’homme de Cinq Colonnes à la une qui, avec l’équipe de Lectures pour tous, fit lire la France entière et avec qui Bober, devenu réalisateur à la télévision, collabora. Cette lettre-récit, c’est l’histoire de cette rencontre et de leur amitié, de leur relation professionnelle, aussi. Et quelle œuvre commune ! Cinquante émissions, Lire et écrire, Lire et relire, des documentaires sur les correspondances, Flaubert, Van Gogh…, des rencontres avec Duras, Tardieu, Handke, Alechinski…, dont Pierre Dumayet écrivait les textes quand Robert Bober devait trouver les images.
Dans ce livre, on croise Erri de Luca et Jean-Claude Grunberg, Sami Frey et André Schwarz-Bart, Max Ophuls et Truffaut, Celan et Reverdy, Lustiger et Martin Buber, le peintre Serge Lask et le photographe Walker Evans. On plonge aussi dans les récits hassidiques et on y parle le yiddish ; on accompagne Bober dans son enfance d’apprenti tailleur, celle de sa famille et de ses amis ; on l’écoute, on l’entend : « Lorsque je relis ce corps de phrase : « … le travail et la vie, dont “il” leur communique le secret tout autant par l’exemple involontaire que par la leçon délibérée », « il », ce fut le vieil horloger russe qui m’a laissé le regarder travailler et fait écouter le tic-tac des montres anciennes sorties de ses mains […] ce furent tous ceux qui à travers le temps ont tracé les chemins qui m’ont conduit jusqu’aux feuilles blanches sur lesquelles je t’écris […], ceux dont parfois j’ai répété les mots et grâce à qui j’ai pu voir jusqu’à l’enfance. » (Page 441)
Si je vous parle de Robert Bober et de sa lettre-récit, c’est parce que cette après-midi, je suis allé me balader entre Bages et Peyriac de Mer. Bages où Pierre Dumayet a vécu les dernières années de sa vie et qui « habite » désormais son joli petit cimetière. Il me plaît de rappeler, et de le faire savoir aussi à ceux qui l’ignorent encore, que son « esprit », celui que nous fait revivre Robert Bober dans son admirable récit, repose dans un des plus beaux paysages de lagunes et de garrigues de notre région. Cette après-midi, donc, vous dis-je, il faisait un temps vraiment merveilleux. Le ciel était bleu et l’air très doux ; un faible vent du Nord faisait trembler les étangs. Sur leurs eaux, des flamants roses, immobiles, semblaient à leur écoute…
Ah ! J’oubliais ! Avant d’entreprendre cette balade souvenir entre Bages et Peyrac, je me suis arrêté à la « cave à vin, cave à manger » de Lionel Giraud, à Narbonne. J’ai choisi son menu. Un menu parfaitement composé avec des plats tout en saveur et finesse. Sur la table, mon habituelle bouteille du Mas Bau, « Loulou » : le printemps dans chaque gorgée… Et puiqu’il me faut bien terminer ce billet, cette dernière phrase enfin de Bober : « Le partage des sens ne résiste pas à l’examen, le regard sait aussi écouter et le visible se fait entendre »
 
*Une phrase que Bober a trouvée dans « La Nonchalance », un des courts romans que Dumayet a publié aux éditions Verdier (Lagrasse). On trouve ceux de Robert Bober chez P.O.L.
 
 
 
 
 
 
 

L’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. (Proust)

 
 
 
 
 
 
 
 
 
La scène se déroule chez les Verdurin. Brichot parle tout le temps. Saniette pense pouvoir garder le silence afin d’éviter les brocards des Verdurin. Mais Brichot finit par l’interpeller. Il répond, bafouille. L’occasion attendue par M. Verdurin. Le « massacre » de Saniette peut commencer :
 
« D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. « J’étais à la Ch… – Che, che che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. » (Sodome et Gomorrhe)
 
René Girard commente ce passage dans « Mensonge romantique » en disant, je résume, que toute l’anthropologie de l’humanité était là, et beaucoup mieux dite que dans n’importe quel livre d’anthropologie. Quant à moi, et sans doute pour cette raison, et pour avoir fait ce même constat en de nombreuses circonstances de ma vie professionnelle et sociale, notamment, sa lecture m’a d’abord effrayé pour s’inscrire ensuite durablement dans mon esprit. Nulle part ailleurs en effet n’a été observé et disséqué aussi finement à partir d’un petit phénomène mondain insignifiant, la violence, la cruauté inhérente à toute « foule » socialement constituée – quelle qu’en soit la taille et les constituants sociologiques. Et dans quel style !
 
 
 

J’ai lu « anéantir », le dernier roman de Michel Houellebecq…

 
 
 
 
 
 
 
 
 
J’ai terminé ce matin le dernier Houellebecq : « anéantir ». C’est long, mais je ne me suis pas ennuyé. Je ne l’ai pas lâché et l’ai lu en continu, toujours pressé de connaître la suite. Houellebecq sait raconter des histoires. C’est bien écrit aussi : il y a du rythme, de la cadence. Et puis il me provoque, m’agace, m’oblige à réfléchir. Et me fait rire, souvent ! Comme à son habitude, Houellebecq, nous embarque dans une dystopie à court-terme. On est en 2027, dans une France en déclin, en pleine campagne présidentielle. Le personnage principal, Paul Raison, est un mâle blanc occidental plus ou moins dépressif et sexuellement misérable, enfoncé dans une crise conjugale sans fin. ENA et Polytechnique, il officie au cabinet du Ministre de l’Économie : Bruno Juge, son ami. Un Paul Raison qui se contente de vivre sans foi, sans interrogation spirituelle. À 50 ans, atteint d’un cancer de la bouche, il ne peut plus s’échapper. Comment repousser la mort, comment nous vivons celle de nos proches ? L’histoire finit évidemment mal, mais Houellebecq nous offre dans ce roman une fin sublime où s’efface l’intrigue politique initiale. Une fin dans laquelle Paul Raison et sa femme Prudence retrouvent un amour total : physique et spirituel. Dans un entretien accordé au Monde, Michel Houellebecq affirme : « Il n’y a pas besoin de célébrer le Mal pour être un bon écrivain ! Dans mes livres, comme dans les contes d’Andersen, on comprend tout de suite qui sont les méchants et qui sont les gentils. Et s’il y a très peu de méchants dans « Anéantir », j’en suis très content. La réussite suprême, ce serait qu’il n’y ait plus de méchants du tout ! » Il y en a très peu, en effet !
 
Quelques notes au hasard :
 
« Ce qui le surprenait à présent était d’avoir pu supposer un instant qu’Indy exerçait son métier de journaliste par conviction, qu’une conviction quelconque, même, avait pu un jour lui traverser l’esprit ; rien de ce qu’il savait d’elle ne confirmait cette hypothèse. À L’Obs elle avait surtout traité de trans, de zadistes, voire de trans zadistes, c’était son rôle de journaliste de société, mais au fond elle aurait aussi bien pu consacrer ses articles à des néo-cathos identitaires ou à des pétainistes véganes, ça n’aurait fait aucune différence à ses yeux. Enfin elle se taisait pour l’instant, c’était déjà ça. »
 
« Sérieux et travailleurs, Bruno et Hervé aimaient tous deux leur pays, ils se situaient pourtant dans des camps politiques opposés. Paul savait que ces réflexions étaient vaines, il se les était déjà faites des dizaines de fois, sans parvenir à un résultat appréciable. La situation ne lui apparaissait pourtant pas tout à fait symétrique. Il partageait l’engagement de Bruno, il voterait lui aussi Sarfati aux deux tours, mais il était conscient que c’était un non-choix, un ralliement banal à l’opinion courante. Ce choix n’était cependant pas absurde, le choix majoritaire est parfois le meilleur, de même que dans les restaurants routiers il est en général préférable d’opter pour le plat du jour, sans que cela ne mérite de donner lieu à des échanges passionnés, et leurs conversations politiques non plus, au cours de ce week-end, n’eurent rien de passionné. »
 
« Le dimanche matin, ils avaient prévu de rendre visite à Anne-Lise ; ils en revinrent enchantés. Elle avait un joli studio près du Jardin des Plantes, aménagé avec goût. Elle soutiendrait sa thèse dans moins d’un mois, et pensait obtenir un poste d’assistante dès la rentrée. En résumé elle s’en sortait bien, ils n’avaient aucune raison d’être inquiets pour elle. En effet, songea Paul, cette jeune fille conduisait sa vie avec une intelligence et une rationalité remarquables. Il ne pensait pas qu’à long terme la rationalité soit compatible avec le bonheur, il était même à peu près certain qu’elle conduisait dans tous les cas à un complet désespoir ; mais Anne-Lise était encore loin de l’âge où la vie l’obligerait à faire un choix, et à prononcer, si elle en était encore capable, ses adieux à la raison. »
 
« Pour les chrétiens, les élus s’éveilleraient dans la lumière éblouissante de la Jérusalem nouvelle, mais Paul au fond ne souhaitait pas contempler la gloire de l’Éternel, il avait surtout envie de dormir, avec peut-être parfois des moments de demi-réveil, quelques secondes pas davantage, le temps de poser la main sur le corps de l’aimée étendu près du sien. Ils auraient parfaitement pu se perdre ce jour-là, d’autant que la forêt était déserte, ce qui était même surprenant pour un dimanche après-midi. Ils marchèrent longtemps, sans qu’il ne ressente la moindre fatigue. Les feuilles d’automne jonchaient l’allée en couches de plus en plus denses, de plus en plus belles, et ils finirent par s’arrêter pour s’asseoir contre un arbre. Ce n’était pas encore tout à fait la saison de la mort, se dit Paul, les couleurs autour d’eux étaient trop chaudes, trop éblouissantes, il fallait attendre que les feuilles ternissent, se mélangent à un peu de boue, et aussi qu’il fasse plus froid, qu’on commence à ressentir tôt le matin, dans l’atmosphère, les prémices du long gel hivernal, mais tout cela aurait lieu dans quelques semaines, quelques jours, alors ce serait en effet le moment des adieux. Ses pensées l’avaient entraîné tout à fait au-delà de la réalité présente, et ce fut sans même y penser qu’il demanda à Prudence : « Tu seras prête, ma chérie ? »