J’ai lu « anéantir », le dernier roman de Michel Houellebecq…

 
 
 
 
 
 
 
 
 
J’ai terminé ce matin le dernier Houellebecq : « anéantir ». C’est long, mais je ne me suis pas ennuyé. Je ne l’ai pas lâché et l’ai lu en continu, toujours pressé de connaître la suite. Houellebecq sait raconter des histoires. C’est bien écrit aussi : il y a du rythme, de la cadence. Et puis il me provoque, m’agace, m’oblige à réfléchir. Et me fait rire, souvent ! Comme à son habitude, Houellebecq, nous embarque dans une dystopie à court-terme. On est en 2027, dans une France en déclin, en pleine campagne présidentielle. Le personnage principal, Paul Raison, est un mâle blanc occidental plus ou moins dépressif et sexuellement misérable, enfoncé dans une crise conjugale sans fin. ENA et Polytechnique, il officie au cabinet du Ministre de l’Économie : Bruno Juge, son ami. Un Paul Raison qui se contente de vivre sans foi, sans interrogation spirituelle. À 50 ans, atteint d’un cancer de la bouche, il ne peut plus s’échapper. Comment repousser la mort, comment nous vivons celle de nos proches ? L’histoire finit évidemment mal, mais Houellebecq nous offre dans ce roman une fin sublime où s’efface l’intrigue politique initiale. Une fin dans laquelle Paul Raison et sa femme Prudence retrouvent un amour total : physique et spirituel. Dans un entretien accordé au Monde, Michel Houellebecq affirme : « Il n’y a pas besoin de célébrer le Mal pour être un bon écrivain ! Dans mes livres, comme dans les contes d’Andersen, on comprend tout de suite qui sont les méchants et qui sont les gentils. Et s’il y a très peu de méchants dans « Anéantir », j’en suis très content. La réussite suprême, ce serait qu’il n’y ait plus de méchants du tout ! » Il y en a très peu, en effet !
 
Quelques notes au hasard :
 
« Ce qui le surprenait à présent était d’avoir pu supposer un instant qu’Indy exerçait son métier de journaliste par conviction, qu’une conviction quelconque, même, avait pu un jour lui traverser l’esprit ; rien de ce qu’il savait d’elle ne confirmait cette hypothèse. À L’Obs elle avait surtout traité de trans, de zadistes, voire de trans zadistes, c’était son rôle de journaliste de société, mais au fond elle aurait aussi bien pu consacrer ses articles à des néo-cathos identitaires ou à des pétainistes véganes, ça n’aurait fait aucune différence à ses yeux. Enfin elle se taisait pour l’instant, c’était déjà ça. »
 
« Sérieux et travailleurs, Bruno et Hervé aimaient tous deux leur pays, ils se situaient pourtant dans des camps politiques opposés. Paul savait que ces réflexions étaient vaines, il se les était déjà faites des dizaines de fois, sans parvenir à un résultat appréciable. La situation ne lui apparaissait pourtant pas tout à fait symétrique. Il partageait l’engagement de Bruno, il voterait lui aussi Sarfati aux deux tours, mais il était conscient que c’était un non-choix, un ralliement banal à l’opinion courante. Ce choix n’était cependant pas absurde, le choix majoritaire est parfois le meilleur, de même que dans les restaurants routiers il est en général préférable d’opter pour le plat du jour, sans que cela ne mérite de donner lieu à des échanges passionnés, et leurs conversations politiques non plus, au cours de ce week-end, n’eurent rien de passionné. »
 
« Le dimanche matin, ils avaient prévu de rendre visite à Anne-Lise ; ils en revinrent enchantés. Elle avait un joli studio près du Jardin des Plantes, aménagé avec goût. Elle soutiendrait sa thèse dans moins d’un mois, et pensait obtenir un poste d’assistante dès la rentrée. En résumé elle s’en sortait bien, ils n’avaient aucune raison d’être inquiets pour elle. En effet, songea Paul, cette jeune fille conduisait sa vie avec une intelligence et une rationalité remarquables. Il ne pensait pas qu’à long terme la rationalité soit compatible avec le bonheur, il était même à peu près certain qu’elle conduisait dans tous les cas à un complet désespoir ; mais Anne-Lise était encore loin de l’âge où la vie l’obligerait à faire un choix, et à prononcer, si elle en était encore capable, ses adieux à la raison. »
 
« Pour les chrétiens, les élus s’éveilleraient dans la lumière éblouissante de la Jérusalem nouvelle, mais Paul au fond ne souhaitait pas contempler la gloire de l’Éternel, il avait surtout envie de dormir, avec peut-être parfois des moments de demi-réveil, quelques secondes pas davantage, le temps de poser la main sur le corps de l’aimée étendu près du sien. Ils auraient parfaitement pu se perdre ce jour-là, d’autant que la forêt était déserte, ce qui était même surprenant pour un dimanche après-midi. Ils marchèrent longtemps, sans qu’il ne ressente la moindre fatigue. Les feuilles d’automne jonchaient l’allée en couches de plus en plus denses, de plus en plus belles, et ils finirent par s’arrêter pour s’asseoir contre un arbre. Ce n’était pas encore tout à fait la saison de la mort, se dit Paul, les couleurs autour d’eux étaient trop chaudes, trop éblouissantes, il fallait attendre que les feuilles ternissent, se mélangent à un peu de boue, et aussi qu’il fasse plus froid, qu’on commence à ressentir tôt le matin, dans l’atmosphère, les prémices du long gel hivernal, mais tout cela aurait lieu dans quelques semaines, quelques jours, alors ce serait en effet le moment des adieux. Ses pensées l’avaient entraîné tout à fait au-delà de la réalité présente, et ce fut sans même y penser qu’il demanda à Prudence : « Tu seras prête, ma chérie ? »
 
 
 
 
 
 
 
 

« Dans ce monde inventé par les hommes, seul le chien semble toujours à sa place. »

 
 
 
 
 
 
 
 
Rien ne vaut la lecture de trois, quatre pages du journal d’Éric Chevillard : « L’autofictif repousse du pied un blaireau mort (2019-2020) », pour égayer ma journée. Sous sa plume, le monde est renversé ; et son absurdité comico-tragique recouvre toutes les dimensions du réel… Jubilatoire !
 
« 28 septembre.
Il s’immobilisa, la tête renversée en arrière, la bouche grande ouverte. L’avaleur de sabres avait faim. L’épée de Damoclès finirait bien par tomber.
 
Il y a en effet une vie après la mort. Très active même, celle des nécrophores.
 
Ce plumage m’as-tu-vu, cet œil fixe et méchant, ce bec obtus, cette serre avide, le perroquet n’a pas besoin de répéter ses mots pour imiter l’homme à la perfection.
 
25 septembre
Toujours cette impression d’être suivi. Il accéléra le pas, s’élança brusquement dans le lacis des ruelles, bifurqua une fois, deux fois, s’engouffra dans une taverne dont il sortit par l’arrière-salle, zigzagua longtemps encore dans la ville. Le lendemain, l’office du tourisme lui retirait son habilitation de guide officiel et le licenciait sans préavis.
 
ELLE (perplexe). — Heu… Tu prétends avoir passé trois ans dans l’atelier d’un grand maître japonais de l’origami et que ton pliage représente un cygne ?!
MOI. — Mais oui, et même un cygne écrasé par un tracteur, déchiqueté par la charrue, puis à demi dévoré par le chien du fermier. »

Eh ben, non ! Proust « c’est pas chiant »…

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
J’ai lu sur le mur Facebook d’un ami lettré, hier soir, que : « Proust, c’était chiant. ». Vexé, je lui ai immédiatement expédié ce commentaire : « Ah non ! J’avance depuis juin par série de 10 pages quotidiennes minimum, et ne lis plus rien d’autre désormais (à l’exception cependant du dernier Modiano et de pages prises au hasard dans le journal de M.Galley…) À cette aune, j’en viens même à penser que la littérature du moment, comment dire ? Ben rien finalement… »
Ce matin, après une grasse matinée de fin de traitement éprouvant, – mais qui m’a permis de bien avancer dans la Recherche –, j’ai fermé ma liseuse sur ces passages où le Narrateur raconte sa soirée chez les Verdurin, entourés de leurs « amis », recevant le baron de Charlus dans leur résidence « la Raspelière » louée aux « de Cambremer », invités eux aussi.
Extraits :
« Moins vivement qu’il [le professeur Cottard] n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautes situations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion tout de même qu’il retrouvait chez les Verdurin : « Un baron ! Où ça, un baron ? Où ça, un baron ? » s’écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement qui frisait l’incrédulité. Mme Verdurin, avec l’indifférence affectée d’une maîtresse de maison à qui un domestique vient, devant les invités, de casser un verre de prix, et avec l’intonation artificielle et surélevée d’un premier prix du Conservatoire jouant du Dumas fils, répondit, en désignant avec son éventail le protecteur de Morel : « Mais, le baron de Charlus, à qui je vais vous nommer… Monsieur le professeur Cottard. » Il ne déplaisait d’ailleurs pas à Mme Verdurin d’avoir l’occasion de jouer à la dame. M. de Charlus tendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévole d’un « prince de la science ».
Et un peu plus loin :
« M. de Cambremer ne ressemblait guère à la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avec tendresse, « tout à fait du côté de son papa ». Pour qui n’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, vives et convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doute devait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise. »
J’avoue n’avoir jamais éprouvé autant de plaisirs de lecture.

Chroniques du confinement d’Éric Chevillard : lectures à Bages à la Maison des Arts…

 

     

« La foule n’a pas besoin de moi pour être une foule ni la cacophonie de mon opinion pour être cacophonique. C’est quand silencieusement je me perds dans la contemplation d’un insecte ou d’un coquillage que j’existe. » Mardi 29 juin 2021.

« J’ai pris l’habitude de me placer tout au bout des cortèges funéraires, car je n’aime guère avoir quelqu’un qui marche derrière moi dans ce genre de procession et je préfère imaginer plutôt que je les enterrerai tous. » Mardi 26 juin 2021

Éric Chevillard : L’autofictif (journal)