Désormais, les matins et les soirs seront plus habités…

Me.17.4.2024

1/ Notes de lecture : Campo Santo (W. G. Sebald) Actes Sud 2003. Format numérique. Kindle.

C’est dès le milieu des années 1990, après la publication des «Anneaux de Saturne», que W. G. Sebal travaille à un livre sur la Corse ; livre resté inachevé après sa disparition en décembre 2001. Une amorce de récit qui figure en première partie de son dernier livre « Campo Santo » parue en 2003 chez Actes Sud, sous le titre, « Petites proses, dont je viens de terminer la lecture.

Dans le premier de ces quatre textes : « Petite excursion à Ajaccio», le narrateur nous conduit, au fil de sa flânerie dans la ville corse jusqu’au musée Fesch, insatiable collectionneur d’art de son temps, puis à la Casa Bonaparte, désertée en fin de journée. Ces déambulations et ses évocations de Napoléon et de Flaubert forment une profonde et mélancolique méditation sur le cours de l’Histoire qu’un « courant d’air à peine perceptible » peut bouleverser ; et l’inaccessibilité de la science et de l’imagination à la vérité historique – deux thèmes constants un dans l’œuvre de Sebald.

« Mais que savons-nous d’avance du cours de l’histoire, qui se déroule selon quelque loi qu’aucune logique ne peut décrypter, mû et souvent détourné de son orientation au moment décisif par des impondérables minuscules, par un courant d’air à peine perceptible, par une feuille qui tombe à terre ou par un regard qui va d’un œil à l’autre dans une assemblée. Même après coup, nous ne pouvons pas reconnaître ce qui s’est réellement passé alors, et comment on en est arrivé à tel ou tel événement mondial. La science du passé la plus exacte ne s’approche guère plus de la vérité, inaccessible à l’imagination, que par exemple une affirmation aussi saugrenue que celle qui me fut présentée un jour par un dilettante du nom d’Alfred Huyghens, demeurant dans la capitale de la Belgique, qui se consacrait depuis des décennies à la recherche napoléonienne : selon lui, tous les bouleversements opérés par l’Empereur des Français dans les pays et les royaumes d’Europe ne sauraient avoir d’autre cause que son daltonisme, qui ne lui permettait pas de distinguer le vert et le rouge. Plus le sang coulait sur le champ de bataille, plus il lui semblait voir pousser de l’herbe fraîche.» Surlignement 150 sur ma Kindle.

Dans le deuxième, qui a donné le titre de ce livre, Campo Santo, l’auteur y raconte son exploration du cimetière de Piana : « C’était, comme il m’apparut lorsque je franchis le portail de fer aux gonds grinçants, un lieu assez mal entretenu comme on en trouve couramment en France, où l’on a l’impression d’être sur un terrain communal destiné au rebut profane de la société humaine, plutôt que dans l’antichambre de la vie éternelle. » Un dernier miroir dans lequel peuvent se lire les appartenances claniques et hiérarchies sociales : « En général, les morts étaient ensevelis selon leur appartenance clanique, les Ceccaldi se retrouvaient avec les Ceccaldi et les Quilichini avec les Quilichini, mais cet ordre ancien, ne reposant guère que sur une petite douzaine de noms, avait depuis longtemps dû faire place à celui de la vie civile moderne, où chacun est pour soi et à la fin ne se voit attribuer une place que pour lui-même et ses plus proches parents, une place qui correspond aussi précisément que possible à l’importance de sa fortune ou à son degré de pauvreté. » Dernier miroir dans lequel : « Au premier regard, je crus vraiment que sur le champ des morts de Piana il n’y avait plus rien pour nous rappeler la nature qui, comme nous l’avons toujours espéré, déborde largement notre propre fin, à part ces fleurs artificielles violettes, roses ou mauves qu’en France les instituts funéraires livrent apparemment avec prédilection à leur clientèle, en soie ou en crêpe de nylon, en porcelaine peinte de toutes les couleurs ou en fer-blanc et fil de fer, qui semblent moins être un signe d’affection durable qu’une sorte de preuve, qui malgré toutes les dénégations a fini par s’imposer, du fait que nous ne proposons rien à nos morts de la multiple splendeur du monde, si ce n’est son substitut le plus minable. » Plus rien pour nous rappeler la nature aussi bien que les rituels : « Maintenant, alors que nous en sommes arrivés au point où le nombre des êtres vivant sur la terre a doublé au cours de seulement trois décennies et triplera encore à la prochaine génération, nous n’avons plus besoin d’avoir peur du peuple autrefois tout-puissant des morts. Ils perdent de plus en plus de leur pouvoir. Il ne peut plus être question de souvenir éternel et de culte des ancêtres. Bien au contraire, il faut maintenant que les morts soient mis à l’écart, aussi vite et aussi totalement que possible.» Surlignement 378. Plus rien enfin de la mémoire et des souvenirs dans une société : « […] où chacun est remplaçable dans l’instant, et en fait superflu dès sa naissance, il importe de jeter sans cesse du lest par-dessus bord, d’oublier sans réserve tout ce dont on pourrait se souvenir, la jeunesse, l’enfance, l’origine, les aïeux et les ancêtres. » Surlignement 381.

2/ Hier, il devait être 9 heures quand sont apparus dans ma fenêtre devant laquelle je buvais un dernier café, les premiers martinets. Désormais, les matins et les soirs seront plus habités.

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Commentaires (1)

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    Vialle Jean-Pierre

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    Merci pour cette suggestion. Bonne journée

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