Je ne connaissais pas Sandra Hurtado Ros, jusqu’à ce que je la vois et l’entende chanter au piano samedi dernier dans la salle des Synodes de l’Hôtel de Ville de Narbonne. Toute de noir vêtue, longue et fine, elle a magnifiquement interprété de sa belle voix de soprano des textes en occitan de Max Rouquette et Gérard Zuchetto, ainsi que des poèmes de Miguel Hernandez et Antonio Machado. Le petit orchestre qui l’accompagnait était dirigé avec beaucoup de sensibilité par Bertand Bayle. Il s’en dégageait une grande harmonie musicale et affective. La voix puissante, charnelle et sensible de Sandra Hurtado Ros quant à elle magnifiait la beauté des textes qui nous étaient si généreusement offerts. Je dois dire que j’ai été particulièrement touché par deux des poèmes de Miguel Hernandez (No quiso ser ; En el fundo del hombre). Un poète très peu connu du public français, mais qui, ici, dans cette ville et les villages environnants n’est pas sans éveiller quelques échos dans de nombreuses familles, comme la mienne. Car Miguel Hernandez est né en effet Orihuela et a vécu quelque temps à Cox, le village tout proche de mon grand-père paternel. Je disais que je ne connaissais pas Sandra avant qu’elle ne nous donne ce récital, mais je dois quand même préciser ici que je connais un peu ses parents et sa mère surtout. Je sais aussi que dans cette famille oncle et frères ont été ou sont musiciens. Alors Sandra, merci ! Merci pour avoir réservé dans votre concert un petit moment de l’histoire de familles venues de ce « coin » d’Espagne entre Elche et Alicante, tout un quartier de Narbonne où elles vécurent dans la pauvreté et la poésie simple de Miguel Hernandez, ce poète chevrier ardent et généreux au destin tragique qui parle encore et toujours au cœur de chacun.
Tristes guerres
si l’amour n’en est l’enjeu.
Tristes. Tristes.
Tristes armes
si les mots ne sont de feu
Tristes. Tristes.
Tristes hommes
si d’amour ils ne meurent.
Tristes. Tristes.
Miguel Hernandez.
Cox. Statue de Miguel Hernandez de sa femme et son fils.
Cette photo scannée en 2013, je l’ai sortie du tiroir de mon bureau en début de semaine dernière. Elle y dormait depuis plusieurs années au milieu de carnets, de crayons et de stylos. Je ne sais plus qui me l’a donnée. Ni quand ! Au verso, la marque du support « Fujifilm/ Fujicolor/ ArchivePaper » indique toutefois que ce « tirage » est la marque d’un professionnel. En haut, dans le coin gauche : « 1946 » écrit à l’encre bleue avec une pointe fine de stylo-bille. Le « 6 » est décalée sur la droite. Je reconnais le tremblé de ma mère. L’image, elle, est très floue. Et celui ou celle qui l’a prise n’a pas cadré le couple qu’il visait. À l’arrière-plan et sur la moitié droite de la photo, un conifère et des platanes dénudés qui mangent tout « l’espace ». En bas, à gauche, une tâche blanche mord sur la jambe droite d’un jeune soldat. Il est en permission. Grand, mince, et sans doute gêné par le soleil, il semble froncer les sourcils. Il porte des gants. Il doit faire froid ! La jeune femme à son bras est vêtue d’un manteau serré à la taille. Elle est coiffée à la mode de son temps. Elle regarde le « photographe » droit dans les yeux. Elle a fière allure. On croit deviner un sourire. La scène se passe probablement sur la promenade des Barques, à Narbonne ; et certainement en mai 1946. Ils habitent chez leurs parents. Ce jeune homme, en effet, a été libéré par anticipation le 14 mai 1946 pour se marier avec cette jeune femme, le 12 juin de cette même année. En septembre, elle aurait 19 ans et lui 21. Quelques mois plus tard, je venais au monde.
J’ai souvent scruté cette photo depuis qu’elle est posée sur une petite pile de livres, sur mon bureau. La tenue militaire de mon père surtout m’intriguait. Je ne comprenais pas sa raison. Il fallait que je sache. J’ai fouillé dans ses papiers entassés, sans ordre, dans une vieille valise. Ce que je n’avais jamais fait depuis sa mort. J’ai consulté aussi des archives départementales, pour finalement apprendre que, jeune résistant dans les FFI, il avait été intégré, en février 1944, avec ses camarades de combat, dans l’armée régulière comme engagé volontaire à l’âge de 19 ans. Un an plus tôt, en décembre 1943, c’est ma mère qui avait vu son père, encadré par des miliciens, prendre le train pour Compiègne et Buchenwald. Ces deux-là étaient faits pour se trouver. Rien d’étonnant à les voir ainsi bras dessus, bras dessous, un mois de mai 1946, sur la promenade des Barques. Mais pourquoi donc ne nous ont-ils jamais rien dit de ce temps de leur jeunesse ? Rien ! Ou si peu et si tard…
Il faut toujours s’arrêter sur certaines images. Les plus floues sont parfois les plus nettes. Je regarde à présent la photo que je viens de prendre pour illustrer ce billet. Celle de mes parents figure sur la page de couverture de « W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec ». Et sur le côté gauche, « la fleur du temps », de Claude Roy… Tout est en ordre !
Olivier Moreno m’a gentiment demandé si je voulais bien écrire un petit texte de présentation de son « travail » pour sa prochaine exposition publique. Je ne pouvais pas refuser ! Voici :
J’étais debout devant la grande fenêtre du salon et buvais mon premier café face à des immeubles aux toits et aux façades gorgées d’eau. Le ciel – tourmenté –, les nuages – bas–, les rues – désertes –, et les arbres – nus –, tout était d’un gris lourd et sombre. Les jours précédents, un vent « marin » redoutable et de fortes pluies avaient occasionné d’importants dégâts dans la région, surtout sur le littoral et l’arrière-pays. La ville aussi en portait quelques traces. J’avais pu le constater la veille où profitant d’une accalmie en fin d’après-midi, j’étais sorti « faire des kilomètres », sans rencontrer personne, ou presque, à l’exception, sans en être toutefois certain, de deux femmes aux physiques indéfinissables camouflées sous d’amples et informes vêtements de pluie. Elles portaient des masques sanitaires et des chapeaux noirs en coton huilé et promenaient à petits pas leurs petits chiens qui, contrairement à leurs maîtresses, avaient l’allure et la truffe joyeuses. Un trait de caractère propre à l’espèce canine contrairement à la nôtre qui fait si souvent « la gueule », pensais-je. La nature est vraiment mal faite ! Cela dit, car plus discrets, plus reposants et moins encombrants, je préfère les chats. Mais je m’égare ! Du reste, je n’ai pas d’animal de compagnie… Je disais donc, pour revenir à mon propos introductif, que cette journée de lundi s’annonçait grise, sombre, humide et pesante. Aussi, rien ne me pressant, je retardai la sortie de cet état quasi somnambulique qui suit en général une nuit courte et un lever tôt et laissai mes pensées suivre le cours du chuintement de la vapeur s’échappant du filtre de la cafetière plutôt que celui des fils d’actualités sur les chaînes de « télé », les radios et autres réseaux sociaux. Je ne supporte plus les images, les mots et commentaires, toujours les mêmes, de « nos correspondants de presse en direct de Kiev ou d’Odessa » ou les analyses « de nos experts militaires » en tout genre ou bien encore les opinions péremptoires de politologues et de stratèges facebookiens surexcités, notamment. Et puis à quoi bon en débattre ? J’ai, pour ce qui me concerne, écouté et lu, réfléchi. Mon opinion sur cette guerre est désormais faite. Je l’ai fait aussi, à l’occasion, connaître, comme j’ai fait aussi mon choix, lui définitif, pour l’élection présidentielle…
Bien plus tard, dans la matinée, il devait être 11 heures, je suis tombé sur Isabelle dans le couloir du rez-de-chaussée de mon petit immeuble. Elle venait de l’Hôpital où sa mère Yvonne était hospitalisée et rejoignait l’appartement de celle-ci, situé juste au-dessous du nôtre. Yvonne était morte « cette nuit », apaisée, m’annonça-t-elle d’une faible voix. Cela faisait des mois que nous ne la voyions plus. Nous savions cependant, par ses enfants, l’évolution de sa « maladie ». C’était une femme forte qui s’intéressait aux arts et aux livres. Elle avait dirigé un collège de la ville, connaissait beaucoup de monde et me brossait parfois, avec bienveillance et un brin d’ironie, le portrait de certains « notables » qu’elle avait eu comme élèves. Cet hiver, je n’ai pas pu déposer sur le bahut ornant son palier, comme je le faisais souvent les années passées, un bol de soupe chaude. Un bouquet de fleurs aussi pour son anniversaire. C’était le 6 mars, elle venait d’entrer dans sa quatre-vingt-quatorzième année…
Ce matin, c’est sur une placette déserte, bien nettoyée et très ensoleillée que j’ai grand ouvert les volets. Seul un petit paquet de papier humide et souillé, grisâtre, gâtait l’ensemble. Une « tache » bien accrochée au sol, qui résistait aux rafales d’un violent vent du « Nord » ; des rafales dont le bruit étouffait tous les autres, du plus proche au plus lointain environnement. Le ciel était aussi d’un beau bleu, sans nuages. Au sud cependant, dense et en grand nombre, ils filaient à toute allure vers la mer. Je jetai un dernier coup d’œil sur cette première image matinale quand mon attention fut attirée sur ma « droite » par deux hommes couverts de la tête aux pieds du même vêtement de travail fluo. Ils poussaient le même conteneur vert sur roulettes et se dirigeaient de l’autre côté de la place, en direction du centre-ville. Une pelle et un balai étaient rangés à l’horizontale sur leurs poubelles mobiles. Ils marchaient « au pas » et semblaient parfaitement synchronisés. Une impression que renforçait leur tenue de service sous l’épaisseur de laquelle était dissimulée leur identité physique. Ils allaient nonchalamment et devisaient comme deux amis, du moins je le pensais, de tout et de rien. La scène prenait alors à mes yeux un caractère quasi cinématographique et je me demandais si ce duo pédestre ne répondait pas, par miracle, à mon désir de voir disparaître dans l’instant cette inesthétique « tâche ». Sans elle, en effet, j’aurais pu rectifier ma première impression pour n’en garder qu’un souvenir heureux, idéal. Je me disais aussi que située sur leur trajectoire, ils ne pouvaient pas la « manquer ». Je me trompais, hélas ! Arrivés à sa hauteur, ils ont poursuivi leur chemin, tandis que la « tache », elle, demeurait et grossissait au rythme de leur éloignement. Quand je ne les vis plus, elle occupait tout l’espace.