Etre français par la littérature.
Ce beau texte d’Alain Finkielkraut publié par « La Vie » le 21/01/2010. C’était il y a un siècle. A l’occasion d’un débat lancé sur ce qui, en 2010, nous fait français. Une déclaration d’amour à la littérature. A ses qualités d’éducatrice de la pensée et d’initiatrice à la beauté. Pour, ce faisant, nous aider « …face à l’uniformisation, face au « devenir-banlieue », à épargner le monde ou ce qu’il en reste. »
Le texte :
« Être français, pour moi, c’est d’abord consentir à un héritage, être le légataire d’une histoire. Voulons-nous la continuer, la reprendre à notre compte ou préférons-nous nous alléger de ce fardeau ? Malheureusement, la tendance actuelle va plutôt vers la désaffiliation. L’identité française s’efface peu à peu au profit d’une société des individus. Une société où chacun fait son marché.
Ce n’est plus la mémoire nationale qui forme le monde commun, c’est la télévision. Ce lieu où ceux qu’on appelle les « people » bazardent l’héritage, résilient toute dette et parlent n’importe comment, en y mettant la même application que la classe cultivée d’hier mettait à s’exprimer dans une langue choisie.
Il existe une civilisation française. La question est de savoir si celle-ci a encore une place à l’ère du village global et si nous voulons nous donner les moyens de la perpétuer. Je n’en suis pas sûr. J’entendais l’autre jour, à la radio, Robert Badinter parler de l’identité nationale en évoquant une communauté de culture, de valeur et de destin. Pour faire comprendre ce que signifiait « communauté de culture », il a cité spontanément deux œuvres littéraires : À la recherche du temps perdu et la Princesse de Clèves. En l’écoutant, je pensais à Ernst Curtius, grand philologue allemand de la première moitié du XXe siècle, qui écrivait : « La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n’y a qu’en France où la nation entière considère la littérature comme l’expression représentative de sa destinée. »
Dans la même émission, quelques minutes après, un auditeur interpellait Robert Badinter : « Moi, je suis juif d’origine polonaise. Je n’ai jamais lu Proust ni Mme de La Fayette, ma femme qui est auvergnate, non plus, et nous n’en sommes pas moins français. » Cette affirmation m’a profondément déprimé. Elle témoigne d’une révolte du sentiment démocratique contre ce qu’il y a de plus beau dans l’identité nationale, notre culture. « Fier d’être français ! », affirme Robert Badinter. « Fier d’être inculte ! », lui répond cet auditeur qui ne veut pas qu’on lui gâche la vie avec des références écrasantes. Cette prise de position montre bien la volonté d’émancipation actuelle à l’égard du surmoi national.
Pourtant, les œuvres littéraires et le passé qu’elles constituent sont pour nous une source d’inspiration et une espèce de défi. Elles ne nous laissent pas tranquilles. Elles exigent de nous que nous les comprenions, que nous soyons à la hauteur de leur intelligence et de leur langue. Mais voilà qui semble insulter, offusquer le sentiment présent d’égalité. Alors, on s’en débarrasse, on se défait d’une identité trop lourde à porter car elle nous oblige. Ce n’est donc pas le contenu de l’identité nationale qui est aujourd’hui en question, mais son existence même : y a-t-il une place en nous pour la reconnaissance de dette ou ne sommes-nous désormais que des clients, des consommateurs, des créanciers du monde ?
Je suis né de parents d’origine polonaise, j’ai bénéficié avec eux d’une naturalisation collective lorsque j’avais 1 an. Je n’ai jamais été rien d’autre que français et en même temps il y a un moment de ma vie où je me suis demandé ce que cela signifiait d’être français. Ce sont les écrivains qui m’ont permis de répondre à cette question. Ronsard, La Fontaine, Nerval, Verlaine, Aragon, Racine et Corneille, Montaigne et Pascal, Diderot, Marivaux, Balzac, Stendhal, Flaubert ou Proust ont pour moi plus d’importance que Robespierre ou Napoléon.
Je suis reconnaissant de parler une langue qui me donne immédiatement accès à une littérature aussi variée et aussi belle. Et j’ajoute, de manière plus objective, que les écrivains ont eu en France un rôle déterminant. C’est la raison pour laquelle je suis très inquiet du destin, à mes yeux tragiques, de notre idiome national, qui s’appauvrit chaque jour davantage.
Dans un pays qui accueille un nombre toujours croissant d’étrangers, notre devoir est d’assurer une coexistence harmonieuse entre les uns et les autres. Pour dire les choses plus brutalement, d’éviter le conflit, d’empêcher la guerre civile. À cette fin, la France se doit de ne pas renoncer à elle-même. Dans certaines circonstances, la fidélité n’est pas une attitude passéiste. Elle est un projet d’avenir. Notre civilisation doit pouvoir s’affirmer face à ceux qui la contestent. Et nous ne devons rien céder à la francophobie montante dans notre pays. « Sale Français » est devenu une injure répandue dans les banlieues. On ne peut pas répondre à cela en faisant abstraction, au nom de la diversité et du respect de l’autre, de l’identité française. Ce serait d’ailleurs une entreprise vouée à l’échec que de vouloir intégrer dans une France qui ne s’aime pas, des gens qui n’aiment pas la France. Ne fût-ce que par les nouveaux dispositifs technologiques dans lesquels les enfants sont pris et absorbés dès leur naissance, notre pays est aujourd’hui menacé d’amnésie. Et, face à cette amnésie grandissante, la mémoire est un projet.
Nous avons besoin de la littérature, de ses nuances, des qualités dont elle est porteuse pour mieux voir. La littérature est une éducation de la sensibilité. Notre perception est aussi fonction de notre pouvoir d’énonciation et donc des œuvres que nous avons lues. Nous devrions aujourd’hui changer de paradigme. Notre but ne peut plus être de transformer le monde, mais de le sauver. Le philosophe allemand Hans Jonas parlait d’un passage du « principe espérance » au « principe responsabilité ». Dans la mesure où elle nous éduque à la beauté, la littérature nous donne les moyens, nous ouvre les yeux sur la variété des paysages. Elle peut nous aider, face à l’uniformisation, face au « devenir-banlieue », à épargner le monde ou ce qu’il en reste.
La culture a la vertu de nous vieillir. Plus nous lisons, et plus nous sortons de notre temps. Et l’idéal serait de pouvoir habiter d’autres siècles. « Il faut en finir jeune avec la jeunesse, sinon quel temps perdu », écrivait Philippe Muray.
Oui, je crois qu’aujourd’hui l’humanité est de plus en plus jeune. Elle n’est pas assez vieille, pas assez déployée. On parle sans cesse d’émancipation, alors émancipons-nous du présent. Nous avons besoin d’un détour par le passé pour comprendre quelque chose à ce que nous sommes. Si nous voulons embellir le monde, ou à tout le moins éviter qu’il ne s’enlaidisse irrémédiablement, il faut que nous puissions acquérir et transmettre le sens de la beauté. Je ne veux pas me détourner des urgences du présent, mais je ne vois pas comment une politique digne de ce nom, c’est-à-dire une politique qui soit souci du monde, pourrait faire l’économie de la culture et s’affranchir du passé. »
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pierre-henri thoreux
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j’ai été inspiré par ce texte, que j’ai commenté sur mon blog. j’espère que ne m’en voudrez pas d’avoir émis quelques réserves sur la vision de Finkielkraut. L’essentiel, sur un tel sujet est me
semble-t-il de débattre… entre gens civilisés…
Bien amicalement
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Michel Santo
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P-H Thoreux! Comme toujours, votre réflexion sur ce texte d’A.F est des plus pertinente. Et je suis pas sur que nous soyons très éloigné l’un de l’autre. Aussi, vais je m’efforcer de préciser ma
pensée dans un prochain texte. Peut-être ce W.E… A bientôt pour poursuivre cette discussion… Bien amicalement
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