À ce moment, je fus frappé d’une évidence qui ne m’a plus jamais quitté depuis : les vrais philistins ne sont pas des gens incapables de reconnaître la beauté – ils ne la reconnaissent que trop bien, ils la détectent instantanément, et avec un flair aussi infaillible que celui de l’esthète le plus subtil, mais c’est pour pouvoir fondre immédiatement dessus de façon à l’étouffer avant qu’elle ait pu prendre pied dans leur universel empire de la laideur.
C’est une citation de Simon Leys publiée par Fabien Sanchez sur sa page Facebook qui m’a incité à rouvrir l’essai – 1984, réédité en 2014 – du même Leys consacré à Orwel: « Orwel ou l’horreur de la politique » . Il commence par ces remarques:
Ce qui fait que les gens de mon espèce comprennent mieux la situation que les prétendus experts, ce n’est pas le talent de prédire des événements spécifiques, mais bien la capacité de saisir dans quelle sorte de monde nous vivons[4]. » Et en effet, c’est bien sur cette perception-là que se fondait son autorité : à la différence des spécialistes brevetés et des sommités diplômées, il voyait l’évidence ; à la différence des politiciens astucieux et des intellectuels dans le vent, il n’avait pas peur de la nommer ; et à la différence des politologues et des sociologues, il savait l’épeler dans un langage intelligible.
Cette si rare capacité l’armait d’une certitude qui, pour être dénuée d’arrogance, à l’occasion pouvait néanmoins se montrer assez férocement barbelée. Il lui est arrivé de prendre lui-même conscience de sa propre « brutalité intellectuelle[5] », mais il en considérait l’exercice moins comme une faute que comme un devoir. Il pouvait d’ailleurs s’y abandonner sans verser dans le dogmatisme ni pécher par bonne conscience, car la certitude qui l’habitait n’était pas le fruit d’une simplification arbitraire, mais d’une authentique simplicité – celle de l’enfant qui, au milieu de la foule des courtisans, s’écrie que l’Empereur est tout nu. (Notons entre parenthèses qu’il avait une prédilection pour le conte d’Andersen, et qu’il songea même à en faire une transposition moderne[6].) Cet aspect de sa personnalité n’échappa d’ailleurs pas à de bons critiques contemporains ; ainsi dans le mémorable portrait qu’il fit de lui, V.S. Pritchett concluait qu’il avait l’« innocence d’un sauvage[7] ».
Simplicité et innocence sont des qualités qui peuvent naturellement orner les enfants et les sauvages, mais nul adulte civilisé ne saurait y atteindre sans se soumettre d’abord à une assez rigoureuse discipline. Chez Orwell, ces vertus couronnaient une honnêteté massive qui ne souffrait pas le moindre écart entre la parole et l’action. Il était foncièrement vrai et propre ; chez lui, l’écrivain et l’homme ne faisaient qu’un – et dans ce sens, il était l’exact opposé d’un « homme de lettres ». On peut d’ailleurs voir là une explication de l’amitié paradoxale, mais solide, qui le liait à un Henry Miller par exemple. En apparence, rien de plus incongru que ce commerce entre le sévère prophète de l’apocalypse totalitaire et le chantre rabelaisien de la libération sexuelle : en fait, chacun avait reconnu l’authenticité de l’autre – chez tous les deux, les écrits étaient cautionnés par les actes.
Extrait de: Simon Leys. « Orwell ou l’horreur de la politique. » iBooks, format Epub, pages 5,6 et 7 sur mon Ipad!
Ce matin, de bonne heure, avant de prendre connaissance de l’actualité nationale et locale, j’ai parcouru sur mon compte Amazon.com, les notes prises au fil de mes lectures sur ma Kindle . J’ai retenu celles ci, tirées de l’essai de Simon Leys : « Le bonheur des petits poissons ».
Dans « Le bonheur des petits poissons » , de Simon Leys, cette remarque – emplacement 499 sur ma Kindle – qui, aujourd’hui le ferait convoquer devant le tribunal des Biens-Pensant pour s’entendre signifier une « mise en examen » au motif d’avoir porté atteinte à la dignité des femmes et incité à la discrimination raciste :