Un moment historique, un génie !…
Je l’ai vu s’avancer dans ma direction d’un pas lent et lourd sur la petite voie qui dessert les habitations légères situées en bordure de la plage. Il en revenait et tenait à bout de bras son sempiternel fauteuil en toile d’une couleur indéfinie, rongé par le sel et défoncé par l’inertie d’un corps plein, épais et puissant. Il portait une chemise à manches courtes bleue largement ouverte sur un torse volumineux et gras, qui montrait une bedaine imposante, gonflée et tendue. Elle semblait superbement le précéder. Et grossir au fur et à mesure qu’il progressait.
Arrivé à ma hauteur, il s’est fendu d’un sourire crispé ; il m’a dit que l’eau était bonne et la mer mouvementée ; que la plage était moche : des cailloux et des morceaux de verre la couvrait. Il a ensuite embrayé, sans transition, sur le tournoi de Roland Garros et la finale de cette après-midi. « Un moment historique pour le serbe, à ne pas manquer », me précisa-t-il, tout en continuant pesamment son chemin. Je n’avais pas l’intention de la regarder, mais le ciel, qui s’était alourdi en fin de matinée, a fini par lâcher des trombes d’eau au moment même où Djokovic et Ruud entraient sur le cours central. Coincé dans ma « cabane », je les ai regardés jouer avec d’autant plus de plaisir que ces rafales violentes ravivaient en moi le souvenir de moments d’enfance et de bonheurs passés sous un toit fait de branches et de cartons à écouter en silence la pluie tomber. J’ai encore des odeurs de bois, de terre, de feuilles trempées en mémoire. Je distinguais alors chaque son, chaque intervalle. C’étaient des moments délicieux : en suspension du temps. Je me sentais maître du monde. Djokovic, finalement, a donc gagné. C’est un génie, un moment historique, ai-je entendu à plusieurs reprises. Les commentateurs se déchaînaient. Génie, historique ! Des mots qui qualifient à présent les moindres petits ou « grands » gestes d’un sportif ou d’une star du cinéma, de la radio ou de la télé. Des mots désormais vides de sens, de force et de vigueur créatrices, pensai-je. Génial, ce coup droit ! historique cette victoire ! Je songeai aussi à cette émission dite littéraire, sur la 5, où de petits écrivains, un soir de grande écoute, ont raillé sans retenue, grossièrement, l’indiscutable génie d’un Kafka, notamment. Son génie et sa marque, profonde, laissée dans l’histoire universelle de la littérature. Ce fut donc, assurément, un « joli coup », un « génial » et « historique » moment de télévision. Un moment bien médiocre emblématique d’une époque ricaneuse, vulgaire et violente. Je dois cependant faire ici un aveu : je ne regarde jamais « la Grande librairie. »
Mots-clefs : Djokovic, Génie, Historique, Kafka, La Grande Librairie, Roland Garros, Ruud, Trapenard
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