On ne prend jamais assez de temps pour se relire. Et quand je l’ai fait, récemment, s’agissant de textes publiés ici ou là, je m’irritais d’avoir à les corriger de leurs trop nombreuses fautes de style autant que de grammaire ou d’orthographe. L’expérience fut douloureuse. Très douloureuse. Au point d’arrêter là ce travail de compilation de billets et chroniques de ces trois dernières années réclamés par mes proches. Certains en effet veulent pouvoir les conserver et les lire en format « papier » – sous entendu : on ne sait jamais ce qui demain peut t’arriver ! L’envie donc d’envoyer le tout à la poubelle et de ne plus jamais rien écrire, m’a un temps plombé l’esprit, disais-je. Jusqu’à ce que je lise de Cicéron : « Caton l’Ancien, ou de la vieillesse ». Et ceci : «… nos soins ne doivent pas se borner au corps seulement, nous devons nourrir encore mieux l’esprit et le cœur ; car si on ne les entretient comme la lampe en lui fournissant de l’huile, eux aussi s’éteignent dans la vieillesse. » La blessure narcissique qui ne cessait de me perturber ces derniers jours changea alors de nature : elle devenait un impératif physique et moral. Vital. Il me fallait continuer ces petits travaux d’écriture. En jouir, malgré tout. Nourrir mon esprit et mon cœur. Vieillir, mais me raidir contre la vieillesse. Et « m’appliquer sans relâche à corriger les torts qu’elle peut avoir, et la combattre comme on combat la maladie. »
Ce petit texte – allégorique – offert ce matin par mon amie Marie Paule Farina. Qui se passe de commentaires.
« Le poulpe est insaisissable. Apte à se modeler parfaitement sur le corps qu’il saisit, il sait aussi imiter les couleurs des êtres et des choses dont il s’approche. Insaisissable, le poulpe est un nocturne : comme Hermès, il sait disparaître dans la nuit, mais une nuit qu’il peut lui-même sécréter, comme les animaux de son espèce, et, en particulier, comme la seiche. Dolometis, dolophron, la seiche a la réputation d’être le plus rusé des mollusques. Pour tromper son ennemi, pour abuser ses victimes, elle dispose d’une arme infaillible : l’encre qui est une sorte de nuée. Ce liquide sombre, ce nuage visqueux, lui permet à la fois d’échapper à la prise de ses ennemis et de capturer ses adversaires, devenus ses victimes, comme dans un filet. C’est l’encre, nuée noire, nuit sans issue, qui définit un des traits essentiels du poulpe et de la seiche. Insaisissables, fluides, se développant en mille membres agiles, les céphalopodes sont des animaux énigmatiques : ils n’ont ni avant, ni arrière ; ils nagent obliquement, les yeux devant, la bouche en arrière, la tête auréolée de leurs pieds mouvants. »
(Extrait de « Les ruses de l’intelligence – La mètis des Grecs », p.46, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. Editions Flammarion, 1974)
Hier, en fin de matinée, visite surprise de Clémence et de Romy, notre dernière arrière-petite-fille. Trois mois à peine. Je lui parle doucement. Ma voix plaît, paraît-il, aux enfants. Elle me sourit. Je la tiens contre ma poitrine. Mes bras font berceau. Je baise son front. Elle se laisse faire. Confiante. Deux corps, deux souffles et ce sentiment de communier avec la vie. La vie dans son mouvement le plus simple, le plus naturel. On s’oublie pendant quelques instants. On oublie son âge, son histoire. Comme dans l’amour.
14 heures, dans ma voiture. J’écoute France Culture : « Entendez-vous l’éco ? ». Je n’ai pas retenu le nom de l’animateur. Le sujet ? L’intérêt du cinéaste chilien Patricio Guzman pour les mouvements populaires, la foule, le réel social. Et cette question : « son engagement témoigne-t-il encore aujourd’hui d’un réveil de la gauche chilienne, qui peine à se tirer du marasme dictatorial et de ses héritages néolibéraux ? » Évidemment, pensais-je. Première référence musicale : El derecho de vivir en paz et la voix de Victor Jara. Évidemment, encore. Souvenirs de jeunesse ! Belle chanson et belle voix. Si souvent écoutés, alors. J’entends un invité, Julien Joly, dire que « les événements de 2019 sont pour Guzman une surprise, un vent de fraîcheur, quelque chose qui le rassure sur la capacité d’une nouvelle génération chilienne à s’emparer de son destin et à s’opposer à la manière dominante d’envisager l’avenir ». Il est jeune lui aussi… Le message est passé sur France Culture. Évidemment, encore et toujours…
15 heures, arrivé à Lézignan. Les longs couloirs gris ; des chambres d’hôpital ; des dames en blancs, des personnes très âgées, assises ou couchée. Et cette odeur ammoniaquée. Dans une grande salle, autour d’une grande table, certaines jouent au loto. Je compose un code. J’entre dans l’îlot où réside ma mère. Elle est assise. Toujours à la même place. C’est mon fils ! Je lui prends la main. La caresse, lui parle doucement. Lui montre des photos. La dernière avec Romy dans mes bras. Et puis celle de ses arrières-arrières-petits-enfants, Milo et Gianni. Sur le grand écran des images d’Arte. Le murmure de la forêt. Des arbres, des fleurs qui respirent, vivent. Naissent et meurent. C’est beau, dit-elle…
Sur la route longeant la côte, je voyais comme des nuages sombres et bas. Ils semblaient des fumées provenant de la mer. Un léger vent marin les poussait vers la Clape. Sur elle un grand soleil brillait. Quand j’ai tiré le portail de ma « cabane », une brume, dense et douce, en partie la cachait. La mer elle aussi l’était, couverte. Elle faisait bloc avec le ciel et la terre. Le silence était parfait. Nuls échos ni personne ne viendraient le briser. J’ai taillé à mains nues les branches mortes des haies. Le liseron bleu déjà s’impatiente. Il envahira bientôt les lauriers. Loin des idées, la vie prend du corps. Elle s’émancipe de la foule et du bruit. S’affûte et se durcit. J’ai gardé ces pensée jusqu’à la tombée du jour. Demain sera lourd de violences et de cris ; de gloses et d’invectives. Demain sera vite oublié. L’oubli fait partie de la vie.
Ce matin, je buvais comme d’habitude une dernière tasse de café devant ma fenêtre et scrutais un ciel très légèrement voilé. J’y ai vu quelques rapaces des mers, des corneilles, des pigeons, des étourneaux et, au-dessus de cette basse engeance, à peine visible et au plus haut du ciel, l’ombre d’un martinet isolé.
C’est ainsi que j’attends, chaque année qui passe, solitaire et rêveur devant ma fenêtre, le premier de ces magnifiques seigneurs.
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]