Elle s’appelait Jade. Jade Rabier. Elle était jeune et jolie. Elle avait décidé très tôt de donner une partie de sa vie pour sauver celle des autres ; en toutes circonstances, de leur porter secours. Quel qu’en soit le prix ! Son sourire, timide, tendre et volontaire, exprimait comme une évidence de belles qualités de cœur. Du courage et de l’endurance aussi. Elle avait 22 ans. Elle était sapeur-pompier volontaire à Narbonne et a perdu sa vie lors d’un accident en dehors de son service. On pense alors à ses parents, à leur immense tristesse. À ses amis, ainsi qu’à tous ces jeunes et moins jeunes « soldats du feu ». On pense aussi à la futilité, à la bêtise, et à la théâtralisation des « informations » qui circulent souvent sur les réseaux sociaux. On pense encore au spectacle donné par tous ces désespérés mondains, amoureux des grandes et vagues « idées » du moment qui ricanent sur les chaînes de télé et les radios. Et puis on pense surtout à toutes ces jeunes filles et ces jeunes garçons qui n’aspirent qu’à servir ; qu’à servir en prenant tous les risques dans l’anonymat du plus grand nombre et des médias. Je ne connaissais pas Jade, ni ses parents. C’est en consultant le fil d’actualités de Facebook courant sur mon écran que j’ai vu son visage et appris son décès. Il m’a bouleversé. Il m’a bouleversé, comme tout ce qui soudainement nous rappelle la valeur d’une idée, d’un engagement, d’une vie. Et qu’on oublie. Par habitude. Ou indifférence…
« L’ancien président de la Fédération française de rugby (FFR) Bernard Lapasset est mort, mardi 2 mai, vers 22 heures, a annoncé la FFR mercredi matin. » Il était 8 h 30, quand j’ai lu sur l’écran de mon smartphone cette « alerte » du journal le Monde. Le temps s’est alors arrêté. Brutalement. Plongé dans ma mémoire, triste et silencieux, j’ai laissé venir à moi celui de ma jeunesse. Et que d’images ; que d’images encore fraîches et bienfaisantes ! C’était un temps où, jeunes provinciaux « déracinés », nous nous retrouvions, Bernard et moi, sur les mêmes terrains de rugby de la région parisienne. Nous jouions alors dans la même équipe « corpo » des « Douanes ». Il était troisième ligne centre, j’étais à son aile, droite ou gauche, selon. Cette magnifique équipe était pour nous, dans cet univers parisien sombre, froid et humide, une seconde patrie de cœur. On y trouvait un même esprit de camaraderie ; de mêmes accents ensoleillés ; une chaleur qui terriblement nous manquaient dans nos vies banlieusardes étriquées, abstraites. Ces moments étaient des moments heureux, n’est-ce pas Alfred, André, Jean-Claude, Jean-Paul… Bernard ? Il faut que je vous le dise, mes amis : ces moments m’ont toujours accompagné ; ils étaient, sur d’autres routes professionnelles plus solitaires et risquées, mon viatique de fraternelles réjouissances de corps et d’esprit. J’ai retrouvé Bernard beaucoup plus tard. Les années avaient passé. Nombreuses ! Il venait d’être élu Président de la FFR avec la volonté de professionnaliser le rugby. Je suis alors « monté » à Paris et avons déjeuné ensemble. J’avais beaucoup changé, lui aussi. Il s’est un peu moqué de mon allure soignée de « techno ». Mais son sourire bienveillant et sa voix étaient les mêmes. Depuis, de loin, je prenais de ses nouvelles. Je le savais malade, souffrant, l’esprit égaré. Il avait 75 ans. En cet instant, celui où j’écris ces lignes, je nous revois encore dans les vestiaires de je ne sais plus quel stade. Vincennes, peut-être ! Nos adversaires étaient ceux du Crédit Lyonnais. Plus costauds et mieux vêtus, nous leur avions pourtant donné une sérieuse raclée. Haroun Tazieff était en deuxième ligne dans cette équipe de banquiers. T’en souviens-tu Bernard ?
Il avait 96 ans. Je le croyais immortel. Il était beau. Sa voix, douce et virile, touchait les cœurs. Son visage aux traits purs, sa longue silhouette, sa façon de se déplacer sur scène, tout chez lui exprimait une grande noblesse de caractère. Il était la classe incarnée. Naturelle, rayonnante. Il était tout cela aussi qu’il mettait au service d’une sensibilité civique sûre de ses droits. J’aimais cet homme. A un ami, je disais ma peine. Et m’interrogeais avec lui sur notre époque, si elle pouvait nous présenter un tel être aussi exceptionnellement simple et doté de tous les talents artistiques et humains.
Cinéma : 15 heures. « La Conférence , dans la salle Art et Essai du Théâtre du Grand Narbonne.
Synopsis : « Au matin du 20 janvier 1942, une quinzaine de dignitaires du Ille Reich se retrouvent dans une villa à Wannsee, conviés par Reinhard Heydrich à une mystérieuse conférence. Ils en découvrent le motif à la dernière minute : ces représentants de la Waffen SS ou du Parti, fonctionnaires des différents ministères, émissaires des provinces conquises, apprennent qu’ils devront s’être mis d’accord avant midi sur un plan d’élimination du peuple juif, appelé solution finale. Deux heures durant vont alors se succéder débats, manœuvres et jeux de pouvoir, autour de ce qui fera basculer dans la tragédie des millions de destins. »
La veille, je publiais un billet dans lequel je m’interrogeais sur le comportement de certains jeunes gens au musée d’Auschwitz, leur usage de selfies et leur façon de se mettre en scène et en image. Et ce que, pour moi en tout cas, ces pratiques numériques signifiaient sur un plan, disons civilisationnel.
Dans la salle, pour en revenir au film, pas bien grande, au 3/4 vide, que des « têtes chenues », comme la mienne. A la fin de la projection, je me suis demandé si le jeune homme faisant le funambule sur les rails du musée, en illustration de mon billet, ou la jeune femme qui y était couchée en travers prenant la pose, son visage tourné vers le soleil, un sourire satisfait aux lèvres, aurait tenu deux heures devant ces images sans musique, ni actions. Une conférence en allemand, qui plus est, sous-titrée. Des images qui montrent comment un antisémitisme, disons désordonné, est métamorphosé par le traitement institutionnel pour aboutir à un antisémitisme de raison : sérieux, abstrait, chiffré. Le cadre : un huis clos dans le climat gris d’une villa grise dont on devine que les propriétaires ont été exécutés ; la mise en scène est tirée au cordeau, sèche, froide, et le casting – choix et jeu des acteurs – remarquable – et avec quel talent sont exprimés là tous les sentiments propres à des hommes de pouvoir au service d’un projet politique génocidaire : opportunisme, lâcheté, prédation… –, rendent parfaitement compte d’une réalité humaine et historique glaçante. Terrifiante ! Un film magistral, nécessaire. À voir !