Nous nous sommes souvent trouvés dans les mêmes arènes, et, déjà, je te soutenais que la corrida était une des dernières « traditions » dont nos enfants et petits enfants verraient un jour nécessairement la fin. Je ne vais pas développer ici tous les arguments (nous avons les mêmes), que nous pouvons opposer aux abolitionnistes. Ce serait inutile, tu en conviendras ! J’irai donc à l’essentiel. Et pour te dire, mais tu le sais aussi, que ce spectacle social et ritualisé de la mise à mort d’un animal sauvage (avec la « féria » qui lui est organiquement liée) est en totale opposition avec les « valeurs » de nos sociétés urbaines et métropolisées. Dans nos sociétés « modernes », en effet, la mort, qui fait peur et qu’on ne veut ni voir ni entendre, est rejetée à leurs périphéries : l’anonymat et le secret des hôpitaux et des maisons de retraites, pour les humains, des abattoirs, notamment, pour les animaux. En cela, évidemment, exiger l’abolition des corridas est d’une grande hypocrisie. Sauf à interdire en même temps toute forme d’abattage animalier pour la consommation humaine, ce qui, comme tu le sais, serait aussi « bon pour le climat », nous disent « Animalistes » et « Verts, surtout. Le certain, par contre, est que ce genre de spectacle, était commun et accepté dans des sociétés essentiellement rurales où la mise à mort quotidienne des animaux de fermes n’était point cachée et celle des proches humains socialement ritualisée au-delà de la seule famille. À l’évidence, il ne l’est aujourd’hui. (Les avancées scientifiques sur la « sensibilité » animale venant en outre à l’appui de cette demande sociale et culturelle). Nous sommes (hélas !) , mon cher Paul, les derniers amateurs d’une tradition (un substantif ambigu que je ne prise guère) d’un « vieux monde » qui, sous les coups d’insistantes injonctions politiques et culturelles, laisse petit à petit la place à celui dans lequel j’ai, je te l’avoue, beaucoup de mal à trouver la mienne.
Dans la « Matinale du Monde », je lis tous les jours, depuis plusieurs semaines, des articles et des chroniques très critiques sur les conditions d’attribution et l’organisation de la Coupe du Monde de football au Qatar, voire des appels à son boycott. Et ce pour des raisons politiques : droits humains en général et ceux des femmes et des LGTBQ+ en particulier – il est vrai niés ou largement en dessous de nos standards occidentaux – ; écologiques : investissements colossaux et démesurés aux coûts climatiques élevés – même si l’émirat est moins responsable du passif environnemental de la compétition que le modèle de celle-ci – ; ou sanitaire et social : insuffisante prise en compte et en charge de la santé et du bien-être au travail sur les chantiers.
Ce matin, lisant le dernier article en date sur mon écran, je me disais que je n’avais jamais lu de réactions aussi virulentes venant de toutes parts de l’échiquier politique et culturel quand de grands pays comme la Russie ou la Chine – comme chacun sait, extrêmement pointilleux sur les droits humains en général, la bonne santé climatique de notre planète et le bien-être au travail sur leurs chantiers – avaient été choisis pour organiser sur leur sol de tout aussi grands évènements sportifs (Coupe du Monde de Football, Jeux Olympiques…)
Je me disais aussi que, devant ce traitement politique déséquilibré au détriment du seul Qatar, on pouvait comprendre la réaction de leurs autorités – et plus largement, celle des pays et des habitants de cette région du monde – qui ne peuvent pas ne pas voir dans le flot de critiques quotidiennes qui leur sont adressées par la voie des médias occidentaux, une discrimination arrogante aux relents douteux…
Je lis, dans le Monde des livres, la recension, par Roger-Pol Droit, de « L’Effondrement (et après) expliqué à nos enfants… et à nos parents », de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, édité au Seuil, et j’apprends que, pour ces auteurs collapsologues militants, j’appartiens à la génération « des grands-parents, boomeurs qui persistent à ne rien comprendre ». Une hypocrite et sournoise façon de nous présenter pour de dangereux imbéciles, insouciants et aveugles, par intérêt ou ignorance – ou les deux à la fois – au risque d’un effondrement planétaire encouru par notre espèce. Des boomeurs donc dramatiquement irresponsables, des figures emblématiques du Mal que nos deux apôtres opposent à celles du Bien que seraient « des adolescents, atterrés et apeurés, et des jeunes adultes, militants radicaux désireux d’agir ». En attendant l’heureuse et bénéfique extinction de ma génération de boomeurs, Servigne et Chapelle enseigne aussi aux enfants et à leurs parents qu’il leur faut susciter la peur et l’angoisse, qu’elles seraient nécessaires pour agir et renoncer aux manières de vivre actuelles. Des leçons données aux enfants… et à leurs parents qui, je dois le dire, pour n’avoir jamais rien lu sur ce sujet d’aussi pervers, m’ont effrayé. D’autant que, circonstance aggravante, pendant que j’écris ces lignes, Mila, 12 ans, est près de moi, un stylo à la main, en train de préparer un exposé sur les tortues marines. Je lui donne, à sa demande, quelques conseils pour son « plan » et la guide pour se documenter. Je lui ai suggéré notamment un dernier chapitre sur les dangers qui menacent ces reptiles. Leurs prédateurs, certes, mais aussi la pêche industrielle et le réchauffement climatique. Elle est encore trop jeune, mais, plus tard, j’espère avoir le temps de la mettre en garde contre ces missionnaires « verts » qui ne cessent de nous annoncer l’Apocalypse et prônent la « guerre » entre générations, la « guerre » entre elle et moi ; le temps aussi de pouvoir cheminer encore un peu ensemble, sans peur ni angoisse.
Lola est le « petit nom » de toutes les Dolores, en Espagne. C’était celui de ma tante paternelle. Dolores, comme « Douleurs » dans notre langue. Douleurs atroces d’une petite fille de 12 ans affreusement torturée dans sa chair, mutilée et froidement exécutée par une jeune femme de 24 ans, ressortissante algérienne en situation irrégulière ; douleurs indicibles, insupportables, de ses parents déchirés dans leur être le plus profond par ce meurtre d’une épouvantable barbarie ; douleurs infinies de l’âme et sidération de tous autant que nous sommes face à ce monstrueux dérèglement du devoir d’humanité ; douleurs intellectuelles et morales, enfin, d’avoir à subir les outrances, l’indécence et l’indignité de politiciens d’extrême-droite et de droite avides de vulgaires profits idéologiques – et électoraux.
Lola était le joli prénom d’une petite fille innocente. Elle ne demandait rien d’autre que vivre ; vivre dans l’amour des siens, à l’abri des souffrances et de la cruauté du monde.
Hier, à Bram, dans l’Aude, Carole Delga, la présidente PS du Conseil Régional de la Région Occitanie, a lancé son « mouvement » d’opposition à la ligne pro Nupes de la direction de son parti. Elle a exhorté les participants à « travailler » à un projet de société qui « change la vie ». Que ça ! Et pourquoi pas changer ou raccourcir la mort, tant qu’on y est ? Voilà bien le genre de slogan et d’idées générales « ni vraies, ni fausses, ni justes, ni injustes, mais creuses » (Paul Veyne), et un tantinet désuète et ridicule, en l’occurrence, que plus personne ne veut entendre. Renaud Dély, qui participait à ces Rencontres, avait pourtant rappelé qu’une des faiblesses de la gauche, déconnectée du réel et repliée sur des thématiques communautaristes et identitaires, consistait à se réfugier dans l’indignation et la surenchère démagogique : « La colère est légitime, mais elle n’est pas pour autant le moteur de la gauche ». Une intervention sans concessions à la doxa politicienne de gauche que les participants ont écouté, note joliment le journaliste de l’Indépendant présent : « d’une oreille très discrète. Une attention toute relative… qui était surtout le fait d’une atmosphère conviviale et de la perspective d’un bon repas après une matinée d’ateliers intenses. »