Demain sera vite oublié. L’oubli fait partie de la vie.
Un rendez-vous dans une « France à l’arrêt »…
Sa.18.3.2023
Moments de vie.
14 heures ! C’est l’heure de mon rendez-vous avec Madame T. Elle gère les comptes de ma mère. Étonnement, l’agence semble déserte. Je contourne le bureau d’accueil et m’assoie sur un canapé placé au milieu de la grande salle où s’affairent habituellement clients et conseillers. Un téléviseur est suspendu au-dessus de ma tête : un grand écran noir, muet. Autour de moi, des portes vitrées, fermées. Pas un bruit, pas une ombre. L’air est lourd ; l’ambiance glaciale, lugubre. Les minutes passent, pénibles. Soudain apparaît un homme sorti de nulle part. Il porte un costume sombre, fatigué, qui couvre en partie une chemise blanche chiffonnée. Il s’approche et affecte une allure et une mine faussement empressées. « Oui ! me dit-il, sur un ton mielleux, doublé d’un sourire hypocritement commercial. Madame T. est malade, quelqu’un va s’occuper de vous. » Un peu plus tard, se présente un jeune homme aux manières lycéennes, bien que « bourgeoisement » vêtu. Il m’entraîne promptement dans un bureau vide. Sur son plateau nu, un ordinateur. Je remarque dans un coin une poubelle. Vide, elle aussi. « C’est pourquoi ? La liquidation de l’assurance-vie de ma mère. Elle a 96 ans, réside en Ehpad, et sa petite épargne de 15 000 € lui permettra de financer pendant quelques mois au moins le restant dû à son établissement. Bien ! » Assis sur une petite moitié de ses fesses, il enregistre mes informations en tapant frénétiquement sur son clavier. Des cliquetis en sortent, qui résonnent de manière inquiétante, hystérique. Il se lève, c’est fini ! Nous nous séparons sèchement. Dehors, je retrouve un beau soleil et tombe sur J.P, un voisin. Il portait un sac à dos. « Je viens de la manif, sur l’autoroute… On l’a bloquée avec des camarades pendant une heure ». Cheminot à la retraite en pleine forme – gym en salle, randonnées, voyages – il milite pour une « retraite pour tous » à 55 ans ! J’ai souri. Que faire et dire d’autre ! C’était mercredi dernier. Mélenchon avait décidé qu’il serait un jour mort pour le pays. Mon agence bancaire l’était en tout cas. Enfin ! presque…
Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, … est une prolifération de soi-même…
Lu.16.1.2023
« Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-même (…) Il y a des gens d’espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment. » Une notation de Fernando Pessoa dans son Livre de l’intranquillité, fort connue et très souvent paraphrasée par nombre d’auteurs après lui. La relisant, je songeais que la cohabitation de ces gens d’espèces différentes en nous est souvent difficile, éprouvante. Tendue, inquiète. Ennuyeuse. La violence aussi parfois s’y glisse. Puis s’estompe, se calme, reflue. Rares sont les moments de paix. Il suffit pourtant de peu de choses. Comme ce matin ce morceau de ciel rouge effrangé au-dessus de la Clape. Il trouait d’épais nuages noirs. C’était beau. Évident. Tous l’admettaient.
Illustration : Fernando Pessoa vu par Anna Bak-Kvapil
Lettre à un ami retraité de gauche.
Sa.14.1.2023
Mon cher Gérard !
À quoi bon batailler mon ami ? À quoi bon dépenser ce qui te reste d’énergie ? Tu n’as plus « vingt ans ». Tes artères sont en partie bouchées, tes jambes tremblent et le temps passe trop vite. Hier encore, tu étais aux obsèques d’amis communs. Ce qui devrait t’alerter. Qu’as tu à prouver dans ce monde virtuel où je te vois quotidiennement dénoncer la démagogie des uns et les illusions politiques des autres. Elles furent les nôtres aussi, t’en souviens-tu ? Tu es toujours de gauche, ne cesses-tu de dire à tes contradicteurs de notre âge, qui le sont plus encore que toi, renchérissent-ils. À gauche. Ce qui dénote, permet moi cette remarque en passant, un gâtisme précoce, déplaisant et vulgaire. Cesse donc de l’entretenir Gérard. Ou tu finiras par leur ressembler. Ne vois-tu pas qu’épuisés et rongés par leurs « passions politiques », ils radotent. Comme ces « petits vieux » que je vois tous les jours assis sur le même banc. Au soleil, à l’abri du vent. Retraités, tes faux amis virtuels, Gérard, t’expliqueront jusqu’à la fin de leurs jours que les caisses de l’Etat et toutes les autres sont pleines ; que leurs prétendus déficits sont des artifices politiques inventés par « un pouvoir à la solde du patronat mondialisé » ; qu’il n’est pas vrai que l’espérance de vie des retraités augmente tandis que le nombre d’actifs pour financer leurs pensions diminuent. Crois-tu donc les convaincre que ne rien changer ou revenir à 60 ans, comme les plus dingos le voudraient, c’est refiler sournoisement l’ardoise aux générations futures qui devront la régler par une augmentation brutale de leurs cotisations. Ou bien ouvrir alors inconditionnellement toutes les portes du pays à des populations d’immigrés. Je ne te le répéterai jamais assez mon ami, le temps nous est compté. On me dit que ton jardin est en friche, que tu ne sors plus, n’écoute plus tes proches et reste collé devant ton ordinateur, ton iPhone et ta tablette afin de rien manquer de toutes les polémiques en cours. Tu ne t’appartiens plus Gérard ! Prends l’air, respire, lis. Rêve à la terrasse d’un café où en pleine nature. Que sais-je encore. Le monde est à toi. Malgré tout. Il n’est pas sans beautés. Vis, mon ami ! Vis donc !
Je t’embrasse.
Michel.