Je ne connaissais rien du romancier japonais Akira Mizubayashi. C’est le commentaire laconique d’un ami : une phrase ! sur mon fil d’actualités Facebook qui m’a incité à le lire. Et j’ai choisi, pour commencer, « Âme brisée ». Un roman bouleversant ! Il n’est pas facile de l’avouer, tant il est rare de « pleurer » à la lecture d’un livre de fiction, mais Akira Mizubayashi nous y pousse avec ce roman de facture classique, écrit dans une langue d’une simplicité cristalline, élégante, envoûtante. Une langue qui sait toucher au cœur par sa délicatesse, son intelligence et son élévation d’âme – l’âme dont il est question dans le titre renvoie à la petite pièce d’épicéa essentielle à la propagation du son d’un instrument à cordes.
Les premières pages de l’histoire qui nous est racontée nous transplantent à Tokyo le 6 novembre 1938. Un quatuor amateur : Yu, un professeur d’anglais et trois étudiants chinois, Yanfen, Cheng et Kang, restés au Japon, malgré la guerre dans laquelle la politique expansionniste de l’Empire est en train de plonger l’Asie, y répète le Rosamunde (D. 894) de Schubert, avant que ne fasse irruption la soldatesque impériale, qui brise littéralement les choses. L’instrument du premier violon, Yu, est saccagé et l’homme disparaît à jamais, laissant son fils Rei, terrorisé, caché dans une armoire. L’enfant cependant échappe à la violence des militaires grâce au lieutenant Kurokami qui, lorsqu’il le découvre dans sa cachette, lui confiera le violon détruit. Rei sera finalement adopté par Philippe Maillard et son épouse – Philippe était le professeur de français de Yu. Devenu Jacques, il n’aura alors de cesse que de réparer le précieux instrument. C’est la raison pour laquelle il devient luthier, se formant en France à Mirecourt, en Italie à Crémone, auprès des plus grands maîtres. Restaurer le violon de son père sera le but de sa vie et l’objet de sa reconstruction. Un jour, son attention est attirée par sa compagne Hélène sur une jeune violoniste virtuose, Midori Yamazaki, surtout par les propos qu’elle a sur son grand-père qui n’est autre que Kengo Kurokami. Et s’inverse le temps : Rei prête à la jeune femme le violon de son père, emblème de leurs deux histoires. Et la vie se fait grâce…
Akira Mizubayashi tresse et croise dans ce texte magnifique placé sous le signe d’un amour passionné pour la musique allant de Bach à Berg, tous ses thèmes de prédilection : la fidélité aux origines, l’amitié, la transmission, le silence, l’art et la beauté ; sa hantise du nationalisme et de la guerre aussi. Un livre qui, jusqu’à la dernière page lue et après l’avoir refermé, résonne encore longtemps à la manière du quatuor Rosamunde (D. 894). « — La mélancolie est un mode de résistance, déclara Yu. Comment rester lucide dans un monde où l’on a perdu la raison et qui se laisse entraîner par le démon de la dépossession individuelle ? Schubert est avec nous, ici et maintenant. Il est notre contemporain. C’est ce que je ressens profondément. »
Ce soir-là, il était 19 heures, environ. Nous étions seuls, assis côte à côte, sur une plage enfin déserte. La mer s’étendait au loin, immense et agitée au-dessus d’abîmes sans clarté. Une image insaisissable de la vie sous un ciel infini et serein. À cette heure, la mer change de caractère. Les dernières vagues s’étalent loin sur le sable. Leur souffle ralenti et s’affirme, devient plus mélancolique. Et l’attente du crépuscule plus pressante. Nelly est venue vers nous pour échanger quelques mots, des mots avantageux à notre égard qu’elle énonce de sa voix toujours douce et fraîche. Nous voir lui donne du plaisir, nous dit-elle, et son plaisir en retour nous fait oublier nos âges. Comme Laurence, qui, cet été, pour la première fois, vint, elle aussi, vers nous, avec les mêmes mots bienveillants. Toutes deux sont belles. Elles sont jeunes, élégantes, et pourraient être nos filles. Dans son dernier roman « Place de la Trinité », Alain Monnier fait dire à son héros qu’on passe sa vie à attendre. Un train, une lettre, un enfant, le lendemain, que la nuit tombe, l’année prochaine… Alors qu’il n’y a rien à attendre, et qu’il faut juste s’accommoder de nous-mêmes. Sans espérance démesurée, sans lendemain qui chante… Mais à la condition cependant de rester ouvert et disponible à l’inattendu d’un beau geste, d’une belle rencontre… Nelly, qui était à genoux dans le sable à nos côtés, s’est levé tout en nous demandant la permission de prendre une photo. Elle s’est placée derrière nous et a tiré ce cliché. Je l’avais en tête avant même qu’elle me l’envoie. Il dit tout précisément de l’attente. Vaine, infinie ! Comme la mer. Pourtant chaque vague est différente. Chacune a son propre miroitement. Comme on peut le saisir aux hasards du temps et de la vie, un été, dans une silhouette en mouvement, un regard, une voix…
Je me suis levé avec « la tête lourde. » Je la garde en général toute la journée. Dire que j’en souffre serait exagéré. Je n’en ressens pas les douleurs d’un migraineux. Une sorte de fatigue seulement dont la base du cou porte le poids. Alors les yeux se voilent et l’esprit s’épaissit. Cette lassitude n’est pas physique, mais plutôt, disons morale. Comment ne pas être plombé tout je jour quand au réveil s’impose l’image de millions de musulmans fanatisés justifiant la fatwa de Khomeini ou « comprenant » la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un des leurs, hier, à New York. Ou quand les besoins alimentaires du ménage m’entraîne au marché de Gruissan gros d’une foule irrespectueuse et débraillée où même des mémés ont les cuisses tatouées. Quand encore, à la terrasse de la boulangerie, je dois supporter des autochtones causant des gestes et de la voix du sauvetage d’un béluga à la dérive dans les eaux chaudes de la Seine. « Scandaleux… Tout ce pognon déversé (!)… Et je t’en foutrai … » Le Président de la République en faisant évidemment les frais. À les entendre, il serait incapable de modifier le climat, d’empêcher la sécheresse et les feux de forêt, d’arrêter la guerre en Ukraine et d’attirer la pluie… Difficile de s’extraire de cette humanité ! J’ai pourtant essayé en me plongeant dans les pages du Monde. En commençant par la dernière. Celle de l’édito. Las ! « La France doit se préparer au défi du grand âge ». Et ce constat accablant : entre 2030 et 2050, les 85 ans vont croître de plus de 90%. J’en serai ! En page 15, cependant, un remarquable texte de Francis Marmande sur Sempé. Il est mort le 11 août, à 89 ans. J’aimais son élégance, son intelligence et son ironie douce-amère. Génial dans la satire, dans la saisie d’un geste, d’une attitude, d’un instant, il excellait dans le décalage entre personnage et nature, individu et foule, bêtise et ambition, notamment. C’était à sa manière un de nos plus grands philosophes. Un poète aussi. Il aimait les chats et le jazz. Comme Francis Marmande qui, autrefois, publiait des chroniques dans ce même journal, sur le jazz, précisément, et la tauromachie. Chroniques érudites et savoureuses dont j’ai encore la nostalgie. J’écris ces quelques lignes au moment où passe devant moi un homme âgé, en short, torse nu. Il est maigre, pâle et plissé. Indécent. Oui ! Rien n’est facile en humanité. Il faut de la lucidité, de la pudeur, de la sincérité et tenter de la vivre, malgré tout, avec élégance et légèreté.
Moments de vie.
J’avais oublié que, ce soir là, comme durant tout l’été de ce même jour de la semaine, la terrasse du café de la Paix déborderait de clients excités venus tout exprès se faire perforer musicalement (!) les tympans. Qu’ils puissent rester ainsi, pour la plupart assis, sans broncher ni crier « grâce ! », dans un boucan d’enfer orchestré par un trio d’amateurs de musiques celtiques, demeurera à jamais pour moi, en tout cas, une énigme d’une dimension quasi métaphysique. A moins de supposer évidemment une mutation anthropologique à laquelle j’aurais échappé et qui me rend, si je puis dire, définitivement « sourd » aux plaisirs acoustiques diaboliquement chargés en décibels dont s’affolent en meutes mes contemporains. Fort heureusement cependant, j’avais fini par conquérir au terme d’une manœuvre moralement condamnable, une table idéalement isolée, située dans la rue perpendiculaire menant à la prudhommie, pour nous mettre suffisamment à l’abri des tempétueuses rafales sonores de nos trois furieux, mais talentueux, il faut le dire, « musiciens ». Nous pûmes alors commander nos cafés d’après dîner sans forcer la voix pour nous faire entendre, comme nous le faisons habituellement après chaque repas pris à la « Petite Brasserie » de Stéphanie. Je n’étais pas peu fier de cette prise territoriale en retrait qui, finalement, nous a permis d’envisager sereinement la suite de la soirée ; soirée passée à l’observation distraite, amusée et ironique de nos « semblables » en vacances, désœuvrés, slalomant en familles entre les tables des « Vieilles Nouvelles » et du « café de la Paix » occupant toute la chaussée. Dans ces ambiances grégaires et bruyantes propres aux soirs lourds et chauds de juillet, je confesse avoir du mal à contenir des bouffées de tristesse quand se présentent à ma vue des enfants traînant leurs pieds, leur fatigue et leur ennuie derrière les pas lourds, le regard vide et le débraillé estival de leurs parents. Les voient-ils et se voient-ils comme je le faisait en cet instant ? En vérité je connaissais la réponse à ces questions tant elles s’adressent à ce qui en moi cultive ce goût de la solitude et du silence même au milieu de foules bruyantes et vulgaires . J’errais donc dans ces pensées quand, soudain, un petit homme étonnant, dans le genre artiste mondain un brin décadent est apparu dans mon champ de vision. Maigrichon, les cheveux blancs et longs tombant sur ses minuscules épaules, il portait un pantalon également blanc, mais douteux, et beaucoup trop large, sur la taille duquel flottait une chemise de peintre rouge sang. Il avançait en ondulant
à contre-courant de la multitude, le sourire aux lèvres, avec un énorme cornet de glace tenu haut dans sa main droite. Il semblait le porte flambeau parodique d’un culte rendu aux dieux des loisirs de masse et du vacarme généralisé. C’est quand il s’est enfin assis sur une chaise miraculeusement libre à côté des nôtres que tout de son énorme cornet s’est affaissé mollement sur ses frêles cuisses de coq. Et ce petit homme alors de recouvrir patiemment ce désastre de son ample chemise rouge, tout en essayant, par de vains pompages et frottements hasardeux, d’en limiter les dégâts. La scène aurait pu être pathétique, mais le clin d’œil et le sourire lancés dans ma direction par ce porte flambeau imaginaire d’un soir, s’accordaient si bien à mes pensées, que je lui ai rendu sa politesse. En riant moi aussi…
Picasso Pablo (dit), Ruiz Picasso Pablo (1881-1973). Paris, musée national Picasso – Paris. MP72. Partager :ImprimerE-mailTweetThreadsJ’aime ça :J’aime chargement… […]