Il a enfin plu cette nuit. Pas suffisamment, hélas ! Le temps est doux. Un vent d’est, faible et chaud, amollit l’air. Tout colle. Les tasses et les tables des cafés, les bancs publics aussi. Les passants traînent. Ils se déplacent mollement. Leurs gestes sont lents, pâteux, leurs nuques détrempées. Ils traversent pesamment la place de l’Hôtel de ville. Certains consultent un plan humide et chiffonné. Leurs vêtements sont gris et relâchés. Ils hésitent sur la direction à prendre et semblent tristes, blasés. Des jeunes gens descendent de la rue Droite d’un pas vif. Ils s’interpellent d’un groupe à l’autre, rient. La place change de couleur et l’air paraît plus léger.
Après le repas, j’irai nettoyer ma cabane et marcherai le long de la plage. La mer sera agitée. En septembre, l’espace grandi. Aucun obstacle ne limite la vue. On entend seulement le bruit des vagues : des variations sur un même thème. Les jours sont plus courts, mais le temps prend son temps.
Je ne verrai pas le visage de cette dame assise dans son fauteuil face à la mer. Un chien allongé est à ses côtés. Je les observe un long moment. Rien ne bouge ! Ils font corps avec les éléments. Cette inconnue habite sa solitude. Elle vit un moment d’intense activité intérieure. Je n’en doute pas. Le temps est sien. Je lui ai rendu grâce et l’ai quittée pour aller au loin vers la pointe des « Albères ».
Très tôt, ce matin, j’ai fermé ma liseuse sur un texte de Jean-René Huguenin :
« On se revoit, n’est-ce pas ? On se téléphone. Prenons même rendez-vous tout de suite : voulez-vous demain ? Voulez-vous ce soir ? Ne nous quittons pas encore ! Sans doute n’avons-nous rien à nous dire, mais nous boirons tous ensemble, nous nous regarderons, nous nous serrerons bien les uns contre les autres, nous n’attendrons pas la mort tout seuls ! Il me semble qu’il augmente sans cesse, le nombre de ces malheureux que terrorise la perspective d’une soirée solitaire et qui, de leurs ailes blessées, volettent de dîner en dîner, de rendez-vous en rendez-vous, se raccrochant tant bien que mal, pendant les heures creuses qui leur restent et où la pesanteur de leur vide les aspire, au perchoir d’une télévision, d’un cinéma, d’un journal ou d’une fille. « C’est la vie moderne, soupirent-ils. On n’a plus de temps à soi. » (Leur solitude dans « Une autre jeunesse »)
J’ai dû quitter « ma cabane » à deux reprises ces dix derniers jours, pour assister aux obsèques de mères d’amies proches dans la même église Saint Paul située au cœur du quartier de Bourg, quartier qui fut celui de mon enfance et où j’habite à présent depuis que j’ai cessé mes activités professionnelles exercées jusqu’alors en dehors de ma ville natale. Mon grand père paternel et ma tante y vivaient aussi en ce temps dans un petit immeuble vétuste collé à son abside, ou presque. Et quand nous nous rendions en famille chez eux le dimanche, c’était pour partager la rituelle paella préparée par les mains expertes de Lola. Il fallait emprunter un escalier étroit et branlant pour accéder à son minuscule appartement et le passage d’un étage à un autre s’effectuait dans le noir le plus épais. Chaque marche émettait alors sous nos pas de sinistres craquements qui, ma sœur et moi, nous terrorisaient. Aussi ai-je longtemps vécu avec l’image d’une église Saint Paul associée à ce rituel dînatoire profane et bruyant ouvert en préalable par la terrifiante ascension d’un escalier menaçant ruines. Depuis, cet immeuble a été rasé, ainsi que d’autres, adjacents, et l’abside apparaît désormais nue, superbe, resplendissante aux yeux des passants et de ses proches voisins. Depuis la mi-juin, disais-je, je ne vois donc plus de mon bureau surplombant les toits de la ville la belle tour carrée de « Saint Paul » dont j’admire quotidiennement sa découpe et ses couleurs quand tombe la nuit. Un spectacle qui toujours me ravit. Et qui, s’il ranime évidemment mes souvenirs, les auréole aujourd’hui, par delà un passé lointain de soucis et de craintes, d’un halo bienfaisant. Je dis cela, et je voudrais que l’on me croit, sans plaintes ni ressentiment. C’était ainsi et ce n’est plus. Du moins pour moi. J’entre enfin, désormais, dans l’église Saint Paul avec la légèreté d’un cœur apaisé. Comme ces derniers jours où j’ai accompagné et soutenu mes amies Jane et Solange, et leurs familles, dans la peine. Solange dont la mère connaissait bien ce petit coin de Bourg et cet immeuble dont je parle ici. Paule, était son prénom. Elle avait le caractère doux. Nous avions beaucoup d’affection pour elle. Dans ces cérémonies, on m’en fait parfois le reproche, je suis très sensible aux faits et gestes des personnes qui y participent (!) L’indifférence de certaines au langage symbolique visuel et oral dans lequel elles sont immergées, notamment, m’indispose.Trop usé et ignoré du plus grand nombre, le prêtre de service le traduit souvent en langage profane. Puis vînt le moment de la quête. Celui où se révèlent de petites bassesses. À certains mouvements d’impatience et d’affairements, de corps, de tête et de mains je sais les personnes qui lâcheront quelques menues monnaies dans le panier d’osier tendu par l’officiant. D’autres encore feindront une attention soutenue pour les vitraux de l’abside ou, mimant une prière, leurs chaussures. J’ai aussi vu devant moi, une dame bourgeoisement apprêtée, enfoncer ses doigts pincés dans la corbeille qui lui était présentée. Un bref ruissellement métallique en est sorti. Rien ne semblait pouvoir le tarir. Ni en couvrir le sens. Autant de signes qui marquent, au delà de toute considération religieuse ou de foi, la fin d’une culture, ai-je alors pensé en cet instant.
Cet après-midi, j’ai terminé la lecture du roman d’Ernest Hemingway : « Au-delà du fleuve et sous les arbres » sous le noble et fier pin parasol tordu par le vent du Nord qui borne ma cabane. C’est une histoire d’amour et de mort dans une Venise dure, froide et humide. Son héros, un colonel de l’armée américaine en retraite vit sa dernière journée auprès de sa très jeune amante Renata. Il sait qu’il va mourir. Elle aussi. Sur le chemin du retour, il prononce ces derniers mots :
« – Jackson, dit-il. Savez-vous ce qu’a dit le général Thomas J. Jackson en certaine circonstance ? Celle où il rencontra sa mort ? Je l’ai su par cœur autrefois. Je ne garantis pas que ce furent exactement ses paroles, bien entendu. Mais les voici comme on les a rapportées : « Ordre à A.P. Hill de se préparer à l’attaque. » Ensuite il délira encore vaguement. Puis il dit : « Non, non, traversons le fleuve et reposons-nous à l’ombre des arbres »
Les Halles sont à Narbonne ce que l’andouille est à Vire et la bêtise à Cambrai : sa carte d’identité hexagonale. Et l’été, nous y sommes, on y voit plus de touristes le nez dans leur « Routard » que d’autochtones tirant leurs caddies. Surtout le dimanche ! Quand sonnent les cloches, ils déboulent en effet comme bigotes à Lourdes sur l’étal des olives et celui des poissons. On leur a dit que « c’était çà le Midi » ! Ils font alors une provision effrénée d’images ; des images de cartes postales qu’ils commenteront au « bureau » autour du distributeur de café, près de la photocopieuse. On ne voyage plus, hélas ! on collectionne des clichés.
Pour en revenir à mes Halles, j’insiste sur le possessif, elles ont pour moi l’accent de mon grand-père : un mélange de « valencian », de patois et de français. Le dimanche, il occupait son centre géométrique avec ses amis espagnols originaires du même village, Cox. Tous refaisaient le monde dans leur langue natale. C’est là que je le rejoignais. J’avais alors le sentiment d’un ailleurs à la fois lointain et familier. Il m’emmenait parfois sur les Barques où son amie d’enfance vendait des « churros », gros et gras.
Ce marché couvert est aujourd’hui à la mode ! On y croise clochards et notaires, rmistes et gros bonnets. J’y rencontre toujours Maruenda, qui toujours monte et remonte l’allée centrale. Il travaillait sur les chantiers et a bien connu mon père. Chaque année, il descend à Cox. Il y possède une maison. Quand il en revient, il me donne des nouvelles de la « famille ». C’est un bon connaisseur de Miguel Hernandez *, le poète. Il a en sa possession une « somme » de bouquins en espagnol sur sa vie et de son œuvre.
Je ne sais si ces Halles sont le cœur de Narbonne, comme l’affirment les guides touristiques, mais elles font battre le mien. Quand j’en parcours les allées, il bat toujours au rythme de ma mémoire et de mes souvenirs… C’est le plus beau des marchés de France ! Marie-Sophie Lacarrau l’a confirmé aujourd’hui, lors de son journal télévisé de 13 heures, sur TF1. Les narbonnais et les élus sont enthousiastes. La presse locale est au diapason. Oui, ces Halles sont belles ! Et elles le sont plus encore sublimées par le souvenir.
9h30, devant la petite porte de l’ancienne entrée du cimetière de l’Ouest, cet admirable cyprès qui toujours plus haut par delà tout oubli s’élance et s’étire jusqu’au ciel.
Entre le grau des Ayguades et la plage des Chalets, la mer grondait, l’air était poisseux et les nuages bas, noirs, bouchaient l’horizon et couvraient la Clape. Tout était gris. L’écume seule traçait ses sillons argentés sur des vagues déchaînées. Le monde était sombre, en colère. Pour franchir le chenal de Mateilles, j’ai pris la passerelle joliment nommée « des mots doux ». Le ciel s’était soudainement éclairci. Je m’y suis arrêté quelques instants, avant de continuer ma route. Un simple mot suspend le temps. Il suscite un enchaînement infini de pensées. Doux ! Quand hier encore sur la plage le sable griffait les visages et des mots sur les ondes violentaient les esprits. Le jour le plus long de l’année ne tiendra donc pas sa promesse, pensais-je : il se couchera sans lumière. Mais quelle paix après de si vains efforts !