Tri dans mes carnets.

 

 

Quatre petits carnets de différents formats sur mon bureau. J’y note idées, impressions, propos ou réflexions récoltées dans la rue, à la radio, chez des amis ou dans une librairie. Dans les livres et les journaux aussi… En vrac ! Comme ceux-ci lus ce matin, non datés :

 

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  • Cette phrase de Balzac qui clôt la célèbre description de la pension Vauquer et de sa tenancière, dans le Père Goriot : « Son jupon de laine tricotée résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires » Admirable ! Toute sa personne explique la pension comme elle l’implique.

 

  • Bêtise : penser comme une bête, mal ou peu. Elle se distingue par comparaison et par degrés. Elle laisse donc une chance aux imbéciles (il y toujours plus bête qu’eux) et aux génies (il y a toujours de la bêtise en eux à surmonter)

 

  • De Chateaubriand : « Tout le monde regarde ce que je regarde, mais personne ne voit ce que je vois ». Apparemment contradictoire avec la formule trouvée dans « L’œil et le cerveau » de Philippe Meyer, je crois… : « C’est l’œil qui voit et le cerveau qui regarde »…

 

  • « L’opinion est la reine du monde, comme la sottise est la reine des sots » Chamford.

Le bon sens, ce menteur…

cavafy

 

 

Ce matin, ce poème de Cavafy. Pour retrouver un peu d’élan..

 

À la taverne de la mer (1897)

 

À la taverne de la mer est assis un vieil homme aux cheveux blanc,

la tête inclinée sur un journal étalé devant lui,

car personne ne lui tient compagnie.

Il sait tout le mépris que les regards ont pour son corps,

il sait que le temps a passé sans plaisir aucun,

et qu’il ne peut plus offrir l’antique fraîcheur de sa beauté passée.

Il est vieux, il ne le sait que trop, il est vieux,

il ne le voit que trop, il est vieux,

il ne le ressent que trop à chaque fois qu’il pleure,

il est vieux, et il a le temps, trop de temps pour le voir.

C’était, c’était quand, c’était hier, encore.

Et on se souvient du « bon sens », ce menteur !

et comment le fameux « bon sens » lui a préparé cet enfer

lorsqu’à chaque désir il répondait

« Demain, demain il sera temps encore ».

Et il se souvient du plaisir retenu,

de chaque aube de jouissance refusée, de chaque instant perdu

qui se rit maintenant de son corps labouré par les ans.

À la taverne de la mer

est assis un vieil homme

qui, à force de penser, à force de rêver,

s’est endormi sur la table…

L’oeuvre au noir: notes, suite et fin.

 

 

 

 

 

Cet après midi était bien noir. Ciel de Flandres et vent violent. Et fin de ma lecture de ce chef d’œuvre que je reprendrai sans doute aucun. En attendant, je continue le voyage avec « Les yeux ouverts », livre d’entretiens où Marguerite Yourcenar, par l’art du questionnement de Matthieu Galley, livre quelques clefs sur ses romans et récits…

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« Pour Zénon, le procès n’était plus guère que l’équivalent d’une de ces parties de cartes avec son gardien, que par distraction il perdait toujours. La vérité, si on l’eût dite, eût d’ailleurs dérangé tout le monde. Là où il disait vrai, ce vrai incluait du faux : il n’avait abjuré ni la religion chrétienne ni la foi catholique, mais il l’eût fait, s’il l’eût fallu, avec une tranquille bonne conscience, et fût peut-être devenu luthérien s’il était retourné, comme il l’avait espéré, en Allemagne. D’autre part, là où ses dénégations n’étaient littéralement qu’un mensonge, comme dans l’affaire des soins donnés à l’assassin de Vargas, la vérité pure eût non moins menti. Les services rendus aux rebelles ne prouvaient pas, comme le pensaient avec indignation le procureur, et avec admiration les patriotes, qu’il eût embrassé la cause de ces derniers : personne d’entre ces acharnés n’eût compris son froid dévouement de médecin… »

Et ces deux derniers paragraphes qui concluent le roman. Qui concluent ?

« Il respirait par grandes et bruyantes aspirations superficielles qui n’emplissaient plus sa poitrine, quelqu’un qui n’était plus tout à fait lui, mais semblait placé un peu en retrait sur sa gauche, considérait avec indifférence ces convulsions d’agonie. Ainsi respire un coureur épuisé qui atteint au but. La nuit était tombée, sans qu’il pût savoir si c’était en lui ou dans la chambre : tout était nuit. Un instant qui lui sembla éternel, un globe écarlate palpita en lui ou en dehors de lui, saigna sur la mer. Comme le soleil d’été dans les régions polaires, la sphère éclatante parut hésiter, prête à descendre d’un degré vers le nadir, puis, d’un sursaut imperceptible, remonta vers le zénith, se résorba enfin dans un jour aveuglant qui était en même temps la nuit.

Il ne voyait plus, mais les bruits extérieurs l’atteignaient encore. Des pas précipités résonnèrent le long du couloir : c’était le porte-clef qui venait de remarquer sur le sol une flaque noirâtre. Un moment plus tôt, une terreur eût saisi l’agonisant à l’idée d’être repris et forcé à vivre et à mourir quelques heures de plus. Mais toute angoisse avait cessé : il était libre; cet homme qui venait à lui ne pouvait être qu’un ami. Il fit ou crut faire un effort pour se lever, sans bien savoir s’il était secouru ou si au contraire il portait secours. Le grincement des clefs tournées et des verrous repoussés ne fut plus pour lui qu’un bruit suraigu de porte qui s’ouvre. Et c’est aussi loin qu’on peut aller dans la fin de Zénon. »

 » L’Oeuvre au Noir « : notes.

 

On lit le crayon à la main « L’œuvre au noir » de Marguerite Yourcenar, dans la collection « Blanche », chez Gallimard-1968 (trouvé chez mon bouquiniste). Un chef d’œuvre ! Comment ai-je pu passer à côté de ce roman, qui figure désormais dans mon « petit panthéon personnel ».

Un plaisir de lecture mêlé d’émotion. Celle de découvrir (dans tous les sens du terme) un continent littéraire à peine survolé lors de lectures précédentes….?

Ceci souligné de rouge ou de bleu, à mon humeur :

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 Zénon : Par-delà ce village, d’autres villages, par-delà cette abbaye, d’autres abbayes, par-delà cette forteresse, d’autres forteresses. Et dans chacun de ces châteaux d’idées, de ces masures d’opinions superposés aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages. Le Grand Chemin, p. 16

Zénon : Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Le Grand Chemin, p. 16

Henri-Maximilien Ligre : On est bien que libre, et cacher ses opinions est encore plus gênant que de couvrir sa peau. La Conversation à Innsbruck, p. 104

Zénon : Ces plats raisonneurs portent aux nues leurs semblables et crient haro sur leurs contraires; mais que nos pensées soient véritablement d’espèce différente, elles leur échappent; ils ne les voient plus, tout comme un bête hargneuse cesse bientôt de voir sur le plancher de sa cage un objet insolite qu’elle ne peut ni déchirer ni manger. On pourrait de la sorte se rendre invisible. La Conversation à Innsbruck, p 105

Zénon : Entre le Oui et le Non, entre le Pour et le Contre, il y a ainsi d’immenses espaces souterrains où le plus menacé des hommes pourrait vivre en paix. La Conversation à Innsbruck, p.105

Henri-Maximilien Ligre : […] je ne traverserai pas les siècles relié en veau. Mais quand je vois combien peu de gens lisent L’Iliade d’Homère, je prends plus gaiement mon parti d’être peu lu. La Conversation à Innsbruck, p. 116

Zénon : Je sais que je ne sais pas ce que je ne sais pas ; j’envie ceux qui sauront d’avantage, mais je sais qu’ils auront tout comme moi à mesurer, peser, déduire et se méfier des déductions produites, faire dans le faux la part du vrai et tenir compte dans le vrai de l’éternelle admixtion du faux. La Conversation à Innsbruck, p.118

Zénon : Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d’exactitude.La Conversation à Innsbruck, p. 119

 

Qu’est ce que l’opinion commune?

 

 

 

 

Un extrait de la préface de Marie de Gournay sur les « Essais » de Michel de  Montaigne

  

   Lectures : Celle de ce matin ! Après mon café serré…

 

 

   « C’est au fond une sorte d’injure que d’être adulé par ceux à qui vous ne voudriez pas ressembler… Qu’est-ce donc que l’opinion commune? Ce que nulle personne sensée ne voudrait dire ni croire. L’intelligence? le contrepied de l’opinion commune. Et pour bien vivre, il faut certainement fuir aussi bien l’exemple et le gout de l’époque que suivre la Philosophie et la Théologie. Il ne faut entrer chez le peuple que pour le plaisir d’en sortir. Et la vulgarité s’étend au point qu’il y a dans la société moins de gens distingués que de Princes.  Tu devines déjà, lecteur, que je veux me plaindre de l’accueil bien froid qui fut fait aux « Essais ». Et tu penses peut-être avoir à me reprocher mon acrimonie, dans la mesure ou leur auteur lui-même dit que l’approbation publique l’encouragea  à développer son livre. Certes, si nous étions de ceux qui croient que la plus insigne des vertus est de se méconnaître soi-même, je dirais qu’il a pensé, pour se faire réputation d’humilité, que la renommée de ce livre suffisait à son mérite. Mais il n’est rien que nous ne haïssions comme cette antique Lamia, aveugle chez elle et clairvoyante ailleurs ; et comme nous savons que celui qui ne se connaît pas bien ne peut bien se faire valoir, je te dirai, lecteur, que cette faveur publique dont il parle n’est pas celle qu’il pensait qu’on lui devait : il pensait qu’une tout autre, plus complète et plus parfaite lui était due, mais pensait d’autant moins l’obtenir. »