« Comme les amours » de Javier MARÍAS.

JAVIER MARÍAS. Comme les amours. Gallimard. 2013

Je l’ai sorti de ma pile. Celle de ma cabane. Il m’attendait, massif. Comme les amours de Javier Marías. 373 pages. Roman publié en 2011, traduit en français deux ans plus tard. Je l’ai ouvert comme on avance dans une pièce obscure, tâtonnant, cherchant la voix. Et la voix, c’est María.

María travaille à Madrid, dans une maison d’édition. Elle vit seule. Son quotidien : lire des manuscrits, sourire aux auteurs vaniteux, supporter des éditeurs avares, condescendants. Ce petit monde, Marías le croque avec cruauté. Une satire féroce du milieu littéraire : minuscule, prétentieux, souvent ridicule. María s’y ennuie, mais elle observe, et son ironie devient le scalpel de l’auteur.

Chaque matin pourtant, avant ce théâtre mesquin, María prend son petit-déjeuner dans le même café. Toujours à la même table. Comme Luisa et Miguel. Un modèle d’élégance tranquille. L’image d’un bonheur conjugal qui rassure. María les regarde avec une curiosité apaisée, comme on contemple un tableau.

Jusqu’au jour où Miguel est assassiné. Le couple alors disparaît du récit, mais son ombre demeure. Car l’ami de Miguel, Javier, devient l’amant de María. Liaison étrange, suspendue, où tout se joue en creux : Javier, en vérité, est épris de Luisa.

Un adultère, croit-on d’abord. Mais l’essentiel n’est pas là. À ce moment le roman bascule. Chez Marías, rien n’est direct. Tout passe par détours, spirales, échos. Un détail devient gouffre, une phrase se répète, se déplie, revient. Le récit se dilate comme une obsession.

Les conversations de María avec Javier ouvrent des perspectives inattendues. J’ai noté, en particulier, sa lecture aiguë du Colonel Chabert de Balzac : cette figure de revenant, cet homme ni mort ni vivant, dont l’existence trouble l’ordre du monde. Tout Marías est là : dans cette inquiétude du retour, du fantôme, du secret qui ne se laisse pas réduire.

María, de son côté, convoque Athos, le mousquetaire de Dumas. Athos, sombre, mélancolique, hanté lui aussi par Anne de Breuil, morte de sa main quand celui-ci n’était même pas Athos.

Ces références ne sont pas décoratives : elles sont des miroirs, qui doublent et prolongent la méditation du roman.

Le style est ample, hypnotique, parfois étouffant. Marías écrit comme la mer quand elle semble immobile : surface calme, profondeur menaçante. On s’impatiente, parfois. Mais on comprend que cette lenteur est la condition même de l’expérience : dire l’amour et la mort, le désir et la mémoire, toujours enveloppés de brume et de doute.

« Comme les amours » est donc double, triple même : méditation grave sur le temps et le secret, pamphlet féroce sur le petit monde des lettres, et roman hanté par les disparitions. Celles des êtres, celles des histoires, celles des vérités que la mémoire déforme qui continuent de peser sur les vivants. C’est un livre exigeant, excessif, labyrinthique. Parfois irritant. Mais unique, inoubliable pour qui accepte d’y entrer.

Un dernier détail, qui n’en est pas un. Les deux protagonistes du roman s’appellent María et Javier. Mis bout à bout, ils composent le nom de l’auteur : Javier Marías. Impossible d’y voir un hasard. C’est comme si l’écrivain s’était scindé en deux personnages, féminin et masculin, narratrice et amant, observatrice et acteur. Double jeu, double voix. Présent et absent à la fois. Une manière cryptée de rappeler que, chez Marías, toute fiction est toujours hantée par l’ombre de l’auteur.

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