Dans l’ombre du Kremlin.

Je me méfie toujours des livres fraîchement parus, ces œuvres que la rumeur critique, souvent complaisante, encense ou démolit sans recul. Trop de bruit, trop d’échos parasites. J’attends que le temps fasse son œuvre, qu’il trie, qu’il efface ou qu’il consacre.

C’est ainsi que je me suis plongé dans Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, sorti en 2022, un roman qui, à l’image du Lucien Leuwen de Stendhal, dissèque avec une acuité romanesque l’homme de pouvoir et l’écosystème qui le forge, le porte et, parfois, le dévore.

Ce livre n’est pas une simple fiction politique, encore moins un pamphlet déguisé. Da Empoli, avec une plume précise et un regard d’orfèvre, tisse la trajectoire fictive de Vadim Baranov, inspirée de figures réelles comme Vladislav Surkov, l’éminence grise du Kremlin. Baranov, c’est l’architecte de l’ombre, celui qui manipule les récits, orchestre les illusions et façonne la réalité pour servir le pouvoir.

À travers lui, l’auteur explore une Russie postsoviétique où la politique devient théâtre, où la vérité est une matière malléable, et où le cynisme s’érige en art. « Ici, disait-il, la vérité n’est qu’un luxe pour les faibles. »

Ce qui frappe, c’est la justesse de l’analyse. Comme Stendhal, avec son Lucien Leuwen, da Empoli ne se contente pas de décrire un homme ; il autopsie l’environnement qui le produit. Le Kremlin, dans ce roman, n’est pas qu’un lieu : c’est un état d’esprit, un labyrinthe de loyautés changeantes, de trahisons calculées, de luttes feutrées mais impitoyables ; « un théâtre où l’ombre est reine et la lumière, rare et dangereuse ».

Baranov, mi-stratège, mi-poète, incarne cette ambiguïté : il est à la fois créateur et prisonnier de ce monde qu’il manipule. Sa voix, introspective et désabusée, porte le récit avec une intensité qui évite tout manichéisme. On ne juge pas Baranov ; on le comprend, et c’est là la force du roman.

L’écriture, elle, est d’une élégance sobre, presque clinique, mais jamais froide. Da Empoli excelle à entrelacer l’intime et le politique, passant des coulisses du pouvoir aux réflexions existentielles de son protagoniste sans jamais perdre le fil. On pense à Stendhal, encore, pour cette capacité à rendre l’abstraction du pouvoir tangible, incarnée dans des personnages complexes, jamais réduits à des caricatures.

Le Mage du Kremlin est de ces livres qui restent, qui s’impriment dans la mémoire comme une leçon sur le pouvoir et ses illusions. Il ne s’agit pas d’un simple portrait de la Russie contemporaine, mais d’une méditation sur ce qui fait plier les hommes et les nations : l’ambition, la peur, et cette étrange alchimie qu’est la manipulation des esprits.

Le mage du Kremlin. Giuliano da Empoli. Gallimard. 2022. Folio. Ebook Kindle.

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Commentaires (2)

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    Molénat

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    Je l’avais lu et je partage cette belle analyse. Son dernier, L’heure des prédateurs, est, lui aussi, formidable.

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      Michel Santo

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      Merci Jacques ! Ce sera ma prochaine lecture. Amitiés

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