Lecture : Les Conquérants — André Malraux.

       

Extraits de sa postface

Ce livre n’appartient que bien superficiellement à l’Histoire. S’il a surnagé, ce n’est pas pour avoir peint tels épisodes de la révolution chinoise, c’est pour avoir montré un type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité. Ces valeurs étaient indirectement liées à celles de l’Europe d’alors. Et puisqu’on me demande : Que sont devenues, dans l’Europe d’aujourd’hui, celles de ces valeurs qui appartiennent à l’esprit ?, je préfère répondre par l’appel que j’adressai aux intellectuels, le 5 mars 1948, salle Pleyel, au nom de mes compagnons gaullistes.

Le drame actuel de l’Europe, c’est la mort de l’homme. À partir de la bombe atomique, et même bien avant, on a compris que ce que le XIXe siècle avait appelé « progrès » exigeait une lourde rançon. On a compris que le monde était redevenu dualiste, et que l’immense espoir sans passif que l’homme avait mis en l’avenir n’était plus valable.

L’homme doit être fondé à nouveau, oui : mais pas sur des images d’Épinal. L’Europe défend encore les valeurs intellectuelles les plus hautes du monde. Et pour le savoir il suffit de la supposer morte.

Il n’y a que nous pour ne plus croire à l’Europe : le monde regarde encore avec une vénération craintive et lointaine ces vieilles mains qui tâtonnent dans l’ombre…

Les valeurs de l’Europe sont menacées du dedans par des techniques nées des moyens d’appel aux passions collectives ; journal, cinéma, radio, publicité—en un mot les « moyens de propagande ». C’est ce qu’on appelle, en style noble, les techniques psychologiques.

Il s’agit toujours d’obtenir le réflexe conditionné, c’est-à-dire de faire qu’un certain vocabulaire, systématiquement accroché à certains noms, lie à ces noms les sentiments que ce vocabulaire appelle lui-même d’habitude. Prêter ses tares à son adversaire pour que le lecteur ne comprenne plus rien est également un procédé banal. Exemple : le « parti américain ».

Attaquer surtout sur le plan moral : ce qu’il faut pour ce mode de pensée, ce n’est pas que l’adversaire soit un adversaire, c’est qu’il soit ce qu’on appelait au XVIIIe siècle : un scélérat. Le son unique de cette propagande est l’indignation. (C’est d’ailleurs ce qu’elle a de plus fatigant.) Et ce système qui repose sur le postulat fondamental que la fin justifie les moyens—et donc qu’il n’y a de morale que des fins—est le système de propagande le plus opiniâtrement et le plus quotidiennement moral que nous ayons jamais vu.

Qu’il s’agisse de faire acheter le savon ou d’obtenir le bulletin de vote, il n’y a pas une technique psychologique qui ne soit à base de mépris de l’acheteur ou du votant : sinon, elle serait inutile.

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