Modiano, Voltaire, Glucksmann et vive la France !

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L’édito mobile de Michel Crépu, du 13 octobre:  

Avoir le sens de la littérature, c’est pouvoir dire « je » sans se prendre pour le centre du monde. Ainsi, dans la célèbre entame de Proust : « Longtemps je me suis couché de bonne heure », le mot important, c’est « longtemps ». Dans « longtemps », il y a les ancêtres, tous les autres dont nous venons. Dans « longtemps », il y a le Temps lui-même. Alors seulement « je » peut-il prendre son envol, y compris en allant se coucher. Il est en perspective. La tour de contrôle donne son feu vert vers les constellations merveilleuses. C’est bien pourquoi les jurés du Nobel ont eu raison de poser la couronne sur la tête rêveuse de Patrick Modiano.

Car s’il y a bien un écrivain du « je » dans le Temps, c’est Modiano. Tous ces noms chuchotés dans les bars et les cages d’escalier, ces adresses et ces numéros de téléphone qui sonnent dans le vide, tout ce murmure de noms qui fait de chaque livre de Modiano une plongée dans le mystère des vies. Quoi de plus loin de tout ce qui s’affiche obsessionnellement, partout et sans cesse, que les romans de Patrick Modiano ? Voilà qui pourra sembler bien étranger à la cervelle d’Éric Zemmour, l’une des cervelles trépidantes du moment (1).

Que nous importe la cervelle d’Éric Zemmour ? Qu’elle soit « correcte » ou « incorrecte, on s’en moque. Vite, la bibliothèque. Comment peut-on vivre loin de la bibliothèque ? Les œuvres sont là, il suffit d’avoir l’idée (une idée peut être un désir) de les ouvrir. Et voilà justement qu’André Glucksmann vient de relire le Candide de Voltaire (2)Quelle jouvence, tout à coup ! Nous étions prêts à nous jeter dans la Seine et voilà que nous arrive cet épatant Candide, Cadet Rousselle de la condition humaine avec son maître de musique. Voltaire au clavecin à l’assaut du vilain réel, le réel qui s’en fout des promesses, des visions rédemptrices, des explications du pourquoi, du comment. Attention : la question est d’une extrême importance qui révèle de quelle manière on s’y prend pour aborder les affaires urgentes. Candide-Voltaire ne dit pas : « nous allons changer le monde pour faire passer la caravane », mais il dit simplement : « Soit ». Fatalisme cynique ? Non, rétorque Glucksmann : agilité du modeste, sens du « jardin », de la limite, apprentissage de la finitude. Ce n’est pas la première fois que l’auteur des « Maîtres penseurs » se fait le tambourinaire d’une telle morale de l’empirique ayant lu son Havel et son Patocka. Peut-être ne l’avait-il pas formulé de façon aussi nette en la rattachant aussi explicitement à l’essence européenne. C’est cela être un Européen : dire « soit » et ne pas s’arrêter de travailler pour autant. Candide est un Sisyphe heureux. L’Europe est son jardin. Elle peut être aussi son Enfer. Les deux. Il n’y a pas à sortir de là.

L’hystérie médiatique, pour qui chaque nano seconde d’insignifiance est l’occasion d’un buzz, n’entend rien à ces menus détails de clavecin. L’hystérie médiatique croit que l’Histoire est une série alors qu’elle est un roman, ce qui n’a rien à voir. Elle réclame sa pitance d’épisode et duhappy end tout de suite, svp Disney. À peine le dictateur est-il tombé qu’on s’impatiente : quoi, comment, la démocratie n’est pas là ? Où est passée la démocratie ? Quelqu’un a-t-il le téléphone de la démocratie ? N’avons-nous pas connu, nous autres Français, ce cahin-caha de la liberté, aux pieds de la guillotine ? Et là, il faudrait, dans les décombres du khadafisme psychopathe, avoir une Assemblée Nationale de sénateurs replets ? Herriot disait volontiers : « la politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir la merde, mais pas trop. » Candide n’eût pas désavoué cette recette de cuisine. Cela n’empêche ni d’anticiper les conséquences (qu’est-ce qu’on fait après la dictature ?), ni d’avoir de l’allure. De la grandeur comme on dit. Herriot n’en a aucune. C’est embêtant. Il ne sera pas interdit à M. Juncker de faire un effort en ce sens.

Par-dessus tout, ce qu’il y a d’extraordinaire, à la relecture de Candide, c’est tout bêtement son actualité saisissante. On se croit (et de fait, on l’est) de retour de Damas, de Kobané, des carnages qui ont lieu en ce moment même un peu partout. Voltaire, au XVIIIe siècle, nous parle en direct de notre propre histoire. C’est cela être dans le Temps. La longueur d’onde crépite, elle fonctionne. Un météore traverse l’écran du buzz. Il suffit de lire. On retient ces dernières pages de ce Glucksmann, les plus incisives : « L’Europe existe non pas malgré mais en vertu de l’échec des tentations impériales d’unification continentale par le feu de la conquête militaire ou des bûchers ecclésiastiques. » Un petit tas de brindilles, en somme. Tel n’est pas un destin, mais une aventure. Un roman.

(1) Éric Zemmour, Le Suicide français, Albin Michel

(2) André Glucksmann, Voltaire contre-attaque, Robert Laffont

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