Il suffit de quelques jours à peine pour que celui que nous connaissions toujours alerte et vivant malgré son âge – le mien ! – montre à son insu et sur son visage les signes d’une humeur sombre et affligé. Celui de René, rencontré hier sur la promenade des Barques, exprimait de manière frappante ce brusque changement d’état. Je m’en étonnai à haute voix. Il me répondit sur un ton faible et las, qu’il avait été hospitalisé récemment. Entre-temps, un ami commun s’était joint à nous. Qui s’empressa de nous raconter ses ennuis prostatiques et ses nuits hachées par de vaines et furieuses envies d’uriner. L’âge, affirmaient-ils avec fatalité. Pourtant, aucun de ces maux, disons très pénalisant, ou maladies propres, paraît-il, à de presque octogénaires comme nous, ne m’affecte, plaisantai-je. Je devais toutefois constater et admettre, plus sérieusement, qu’autour de nous, nombre de nos relations en souffraient. Je ne comptais pas celles, en effet, boiteuses en attente d’opérations des genoux ou des hanches, ou d’autres souffrant de maladies beaucoup plus graves. Ce qui requiert de grands efforts de l’esprit pour les accepter ; et ne pas les subir comme un outrage, une offense à notre propre image, songeai-je à haute voix. Il faut donc agir à temps, dis-je, à mes amis. Inexorablement vieux, oui ! Mais le plus possible ingambe et indépendant. La vieillesse a un plus grand besoin d’activités physiques et intellectuelles : lecture, écriture, notamment, ajoutai-je. Allez ! mes amis, je vous laisse à présent : j’ai précisément l’idée d’un petit travail d’écriture !
On ne prend jamais assez de temps pour se relire. Et quand je l’ai fait, récemment, s’agissant de textes publiés ici ou là, je m’irritais d’avoir à les corriger de leurs trop nombreuses fautes de style autant que de grammaire ou d’orthographe. L’expérience fut douloureuse. Très douloureuse. Au point d’arrêter là ce travail de compilation de billets et chroniques de ces trois dernières années réclamés par mes proches. Certains en effet veulent pouvoir les conserver et les lire en format « papier » – sous entendu : on ne sait jamais ce qui demain peut t’arriver ! L’envie donc d’envoyer le tout à la poubelle et de ne plus jamais rien écrire, m’a un temps plombé l’esprit, disais-je. Jusqu’à ce que je lise de Cicéron : « Caton l’Ancien, ou de la vieillesse ». Et ceci : «… nos soins ne doivent pas se borner au corps seulement, nous devons nourrir encore mieux l’esprit et le cœur ; car si on ne les entretient comme la lampe en lui fournissant de l’huile, eux aussi s’éteignent dans la vieillesse. » La blessure narcissique qui ne cessait de me perturber ces derniers jours changea alors de nature : elle devenait un impératif physique et moral. Vital. Il me fallait continuer ces petits travaux d’écriture. En jouir, malgré tout. Nourrir mon esprit et mon cœur. Vieillir, mais me raidir contre la vieillesse. Et « m’appliquer sans relâche à corriger les torts qu’elle peut avoir, et la combattre comme on combat la maladie. »