Chronique du Comté de Narbonne.
Samedi 22 septembre de l’an 2012.
Samedi et dimanche dernier, mon oncle, le Royaume et le Comté étaient « processionnaires ». Comme chaque année, à date fixe, de longues et interminables files ont enfourné du patrimoine avec la même voracité qu’elles vont, au solstice d’été, s’abrutir de décibels copieusement arrosés. Monsieur de Trichaud, gardien à vie des vieilles pierres du Comté, faisait justement remarquer à ta sœur, ma tante, que jamais la cathédrale Saint Just n’avait été aussi pleine de mécréants tout heureux d’échapper enfin, une fois par an, au rituel dominical du goûter familial en compagnie de leurs belles mères. Plus sérieusement, mon oncle, l’irrépressible besoin de nos congénères à s’agglutiner et défiler ensemble ne cessera jamais de m’étonner. Hier autour d’un totem ou derrière un évêque, aujourd’hui à la suite d’un guide ou d’un conférencier tout aussi religieusement écouté. Dans ce « grand jeu sociétal », l’art suprême étant de donner des illusions d’harmonie, le culte patrimonial a le grand avantage d’un unanime consentement ; et c’est au sieur de Trichaud – il chante le grégorien ! que le Comte de Lababout en a « délégué » l’orchestration. Cet esprit, distingué par le Vatican, qui n’aime rien tant que revêtir la toque et la robe (rouge ou noire !) s’est toujours rêvé dans le rôle d’un archevêque ; comblé de grâces rosiennes, il « préside » désormais à toutes les piétés, laïques et viticoles et processionne sans fin dans la ridicule pompe des confréries comtales. Comme lors des « bans » des vendanges, en compagnie de « petités » locales travesties en consuls d’opérettes ; assemblage hétéroclite conduit par un porte bannière inspiré au physique de frère convers bien nourri, mon voisin le sieur Méglé.
Ces journées furent aussi, mon oncle, opportunément choisies par Dédé Molly pour présenter à l’adoration des foules électorales la statue de Commandeur de feu son papa derrière laquelle il entend foudroyer le Comte et ses petits marquis. Une manière sans équivoque de signifier à Lemaillet et son « parti oxygéné » que l’air à lui aussi lui manque ; et que le Château fait partie de son héritage familial, lui qui souffrit de ne jamais rien obtenir de son fier et sévère paternel. On se dispute, les marteaux à la main, autour du Commandeur, mon oncle ! Tout cela finira en un tas d’inutiles cailloux…
Tu t’en doutes, le Comte et ton ami Patrick de la Natte ne ratent rien de cette entreprise de démolition. Il se murmure même, chez les amis du sieur de la Brindille, que certains soirs, dans de secrètes salles du Château, sonnent de lourds et vibrants coups de maillets ; que l’on y édifierait une stèle à la gloire du Commandeur et que s’élèveraient, dans une folle allégresse, des épouvantes de possessions et d’exorcismes. Une sorte de rituel sauvage où serait invoqué l’esprit de division afin de l’insuffler dans l’imagination de leurs adversaires.
Je ne prends pas au sérieux ces histoires racontées dans des tavernes emplies de nuages tabagiques aussi voluptueux qu’enivrants, mon oncle, mais il n’en est pas moins vrai que chez les professionnels de la politique et de la magie la réalité s’évanouit souvent sous leurs mots et leurs doigts. Ne me disais tu pas, dans ta dernière lettre que l’homme est une marionnette consciente qui a l’illusion de la liberté et qu’il n’y a pas de menteurs, seulement des gens avides d’illusions !
A très bientôt, mon oncle. Le soleil ce soir vient enfin ; son coucher sera sans nuages, le mien aussi… Je t’embrasse !