Chronique du Comté de Narbonne.
Samedi 14 avril de l’an 2012.
Merci, mon oncle, pour ton habituelle lettre arrivée par diligence ce 9 avril matin. Comme chaque année, trois points au centre de la page ; et ces mots : « Bonne chance ! ». Comme chaque année aussi, à la même date, j’attends le retour des hirondelles. Elles sont arrivées le 11, virevoltant dans une lumière de fin d’après midi.Dans quelques jours, suivront les martinets noirs en compactes et bruyantes escadrilles.En attendant, mon oncle, de lourds et tonnants coups d’escopettes animent la vie du Comté. Il ne t’a pas échappé que nous sommes en pleine bataille pour la succession de sa majesté Nicolas, dans un royaume en faillite que le peuple feint d’ignorer. Demain sera donc une épreuve, que ne connaîtront pas nos élites, à l’abri de leurs titres, dans leurs châteaux, entourés de leurs cours…Une constante de l’histoire, n’est ce pas, mon oncle ? Enfin ! laissons les innocents à leurs niaiseries intéressées.C’est donc madame Richita Gati, l’ancienne Garde des Sceaux de notre Roi Nicolas, qui est venue porter la bonne parole dans le Comté. Tout, chez elle, semble couvrir son passé : son arrogance et ses goûts de luxe ostentatoirement affichés, notamment. De sang oriental, elle en a le port de tête, la noire et brillante chevelure, les yeux sombres et profonds où brille, étrangement, une vive et froide lumière, signe d’une inflexible ambition. Petite, serrée dans des habits simples mais coûteux, de hauts et pittoresques souliers à talons rouges, mobiles emblèmes d’un tempérament de feu, la portent. Ce qu’elle fit : feu !, tout sourire, et denture affichée, sur le favori du Comte de Labatout, le prétendant au trône François de Gouda ; en n’oubliant pas de rappeler que le Comté, à l’époque où le duc de Lemonyais en administrait les affaires, avait bénéficié de ses douceurs et lui était redevable d’un moderne et fort beau tribunal. Eberlué, et les plumes en bataille, comme un Grand-Duc réveillé en plein jour, le comte de Labatout, avec le mol aplomb qui le caractérise, lui a répondu illico dans les gazettes locales : que nenni, que nenni ! C’est à la dame Zabet de Guichou, du parti de la rose, et à lui seul, tenait-il à préciser, comme à son habitude : modestement, que les Narbonnais devait ce magnifique palais de justice. Non mais !Je ne vais pas entrer dans les détails de cette polémique, aussi stupide qu’inutile, mon oncle, mais si je te rapporte cette anecdote, c’est qu’elle me paraît symptomatique du fonctionnement cérébral du Comte. Pour notre homme, en effet, tout le patrimoine du Comté accumulé au fil des siècles , bâti ou pas depuis le début de l’histoire humaine, est à mettre à son actif ; les éventuels impairs, fautes ou sottises résultant de sa propre gestion des affaires publiques, au débit de ces opposants.Une conception bien singulière de l’histoire, n’est ce pas ? Pour un peu, si le ridicule ne tuait pas, le nombre de nos prestigieuses propriétés historiques le justifierait à revêtir chaque matin les habits d’un consul ou ceux d’un archevêque. Un de ses conseillers, de mes connaissances, dont je tairai le nom, y voit là, pour des raisons qui échappent encore à mon entendement, l’influence néfaste de Patrick de la Natte. Il faut donc nous attendre, mon oncle, dans le futur et à l’occasion d’un brusque accès de fièvre nostalgique, à l’inauguration des égouts romains, qui passent sous la rue Droite, et à la consécration de la cathédrale Saint Just, qui jouxte le palais comtal. En ces temps là, il est vrai mon oncle, Narbonne était grande! Comme tu le vois, en pensant à ceci qui me vient sous la plume: « La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief », ton ami La Bruyère n’est guère lu dans nos châteaux. Point d’ombres ici, mon oncle! Mais d’aveuglantes lumières…Six heures viennent de sonner au clocher de Saint Paul : l’heure où les hirondelles prennent le vent et le ciel ; la porte-fenêtre de ma terrasse est ouverte : deux, trois viennent d’en traverser le champ ; une autre histoire commence; à ne savoir qu’en dire. Il est temps que je te quitte, mon oncle, pour te retrouver tantôt. Je t’embrasse !