Dans une lettre du 3 août 1878 adressée à Flaubert, Guy de Maupassant se plaint, notamment, des événements qui ne seraient pas suffisamment variés. Qu’en savez-vous ? lui répond son cher Maître ? « Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? est-ce que tout n’est pas une illusion? Il n’y a de vrai que les « rapports » c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. » Je pensais à cette remarque de Flaubert, hier soir, à la table de ce petit restaurant du port de Gruissan à l’honorable réputation coincé entre deux minuscules boîtes à manger rivalisant de grossièreté publicitaire. Ensemble on les trouve sur un quai, côté cave coopérative, qui en aligne ostensiblement un nombre invraisemblable du même tonneau. Nous étions donc huit sur cette terrasse de poupée, sans compter le chien du dernier couple arrivé : un basset avide et déshydraté qui ne cessait de me faire du charme. Je venais juste de terminer mon entrée : d’excellents poireaux en vinaigrette, tendres et moelleux, quand ils se sont installés à la table voisine. La salle, elle, était vide. Nous étions serrés et l’air commençait à manquer sur cet étroit belvédère de planches. Cependant je goûtais mes noix de « Saint Jacques » sur un risotto au parmesan et champignon, quand, brusquement, une grosse et vilaine tête carrée, des yeux sombres et sournois, sont apparus dans mon champ de vision. Ces yeux, je les connaissais. Toujours aussi humides, vicieux, ils me fixaient par dessus le mur en bois qui nous séparait de la gargote où ce personnage dînait. Le reste de son corps m’était caché, mais sa tête comme dans certains stands de fête foraine, semblait à celles offertes aux visées agressives de badauds frustrés et malveillants. J’aurais d’ailleurs été tenté par un jet de balle en chiffon sur cette figure d’homme de presse rencontré autrefois, complaisant, intéressé et peu recommandable. Mais je m’égare. L’essentiel, en effet, était dans l’assiette ; et nous nous sommes promis de revenir à cette table de qualité. A l’automne. Une saison reposante, où la probabilité de rencontrer ce genre d’individu est, de surcroît, à peu près nulle. De la Place des Menhirs, nous venaient aussi, par rafales, les effrayantes vocalises d’une chanteuse d’un genre musical brutal et indéterminé. On aurait juré entendre les cris d’un animal qu’on martyrise. La nuit promettait cependant d’être douce. Ailleurs. Plus loin !
Seize heures sur la plage mollement ventée. Le monde est en retrait. Des vagues, on n’entend qu’un bruit lent et régulier. Une hirondelle de mer plonge en piqué. Puis remonte lentement dans la lumière du soir. Avec sa proie. Et poursuit sa route le long du rivage. Comme une idée sur un fil de pensées. Qui trouve enfin sa trajectoire.
19 heures 30 au Tentazione*. Nico a parcouru toutes les mers du globe dans les cuisines des plus beaux yachts du monde. Il fait aujourd’hui les plus belles pizzas de la côte. La Parma est celle que je préfère. La mozzarella est délicieusement fraîche et le jambon excellemment affiné. Nico est un artiste qui prépare lui-même la pâte de ces merveilles. Ce soir, la mienne était comme d’habitude d’une incomparable légèreté. J’ai choisi le petit vin blanc muscaté au pichet, franc et frais, de la cave de Gruissan pour l’accompagner. Il n’a pas démérité, loin de là. Ah ! La voix slave, profonde et envoutante de Mila, sa compagne, à l’accueil…
Lundi au marché de Gruissan. Dans le vieux village. Il est 10 heures. Il fait chaud. Très chaud. Assis à la terrasse de la boulangerie pâtisseries Bertrand, à l’ombre, j’attends mon café. À ma droite, un couple de retraités allemands. Lourds ! Sous la chaise de la dame, un petit chien blanc. Allongé, il tire la langue et respire bruyamment. Puis sursaute en grognant. L’épaule grasse de Monsieur montre un tatouage. Sa copie figure sur la cheville disgracieuse de Madame. Ils se font face. Sur la table, deux grandes tasses, un pot de lait en métal, une corbeille pleine de viennoiseries. Ils mangent de bon appétit. Méthodiquement. En silence.
Une queue se forme devant l’entrée de la boulangerie. À l’allure, au style et au poids on devine des touristes. Jeunes ou vieux, ils exposent les mêmes dessins sur leurs corps. Plus ou moins bleus, plus ou moins noirs. Des orteils jusqu’aux oreilles. Des signes de reconnaissance, d’identité, qui finalement les font tous pareils.
Une voix, derrière moi, se fait entendre. Une voix de femme qui téléphone. Dans des tons aigus qui agressent. Elle surjoue la vacancière : Il fait beau, ici… Mais quel vent… Ah bon, il pleut chez toi… Ah ! Ah ! Toutes les robes sont à 15€… Elles sont toutes longues… Gros bisous ! Tchao ! Tchao ! On devine sa joie à l’envi qu’elle provoque à l’autre bout du « fil ». Je me retourne. De grands verres noirs cachent ses yeux. Ses traits ont été tirés par des mains expertes. Trop ! Et ses lèvres sont boudinées. De sa main gauche elle soulève gracieusement ses cheveux décolorés. Une main qui trahit son âge. Une minauderie touchante. Je lui souris.
Je me suis levé avec « la tête lourde. » Je la garde en général toute la journée. Dire que j’en souffre serait exagéré. Je n’en ressens pas les douleurs d’un migraineux. Une sorte de fatigue seulement dont la base du cou porte le poids. Alors les yeux se voilent et l’esprit s’épaissit. Cette lassitude n’est pas physique, mais plutôt, disons morale. Comment ne pas être plombé tout je jour quand au réveil s’impose l’image de millions de musulmans fanatisés justifiant la fatwa de Khomeini ou « comprenant » la tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un des leurs, hier, à New York. Ou quand les besoins alimentaires du ménage m’entraîne au marché de Gruissan gros d’une foule irrespectueuse et débraillée où même des mémés ont les cuisses tatouées. Quand encore, à la terrasse de la boulangerie, je dois supporter des autochtones causant des gestes et de la voix du sauvetage d’un béluga à la dérive dans les eaux chaudes de la Seine. « Scandaleux… Tout ce pognon déversé (!)… Et je t’en foutrai … » Le Président de la République en faisant évidemment les frais. À les entendre, il serait incapable de modifier le climat, d’empêcher la sécheresse et les feux de forêt, d’arrêter la guerre en Ukraine et d’attirer la pluie… Difficile de s’extraire de cette humanité ! J’ai pourtant essayé en me plongeant dans les pages du Monde. En commençant par la dernière. Celle de l’édito. Las ! « La France doit se préparer au défi du grand âge ». Et ce constat accablant : entre 2030 et 2050, les 85 ans vont croître de plus de 90%. J’en serai ! En page 15, cependant, un remarquable texte de Francis Marmande sur Sempé. Il est mort le 11 août, à 89 ans. J’aimais son élégance, son intelligence et son ironie douce-amère. Génial dans la satire, dans la saisie d’un geste, d’une attitude, d’un instant, il excellait dans le décalage entre personnage et nature, individu et foule, bêtise et ambition, notamment. C’était à sa manière un de nos plus grands philosophes. Un poète aussi. Il aimait les chats et le jazz. Comme Francis Marmande qui, autrefois, publiait des chroniques dans ce même journal, sur le jazz, précisément, et la tauromachie. Chroniques érudites et savoureuses dont j’ai encore la nostalgie. J’écris ces quelques lignes au moment où passe devant moi un homme âgé, en short, torse nu. Il est maigre, pâle et plissé. Indécent. Oui ! Rien n’est facile en humanité. Il faut de la lucidité, de la pudeur, de la sincérité et tenter de la vivre, malgré tout, avec élégance et légèreté.