Ce matin, sur France Culture, chez Marc Voinchet, une impeccable chronique de Brice Couturier . Et un beau moment de radio avec comme invité Alain Finkielkraut qui , en fin d’émission, rendit un hommage inattendu au grand torero José Tomas qui fit , il est vrai, un solo d’anthologie, à Nîmes, en 2012 … Mais cela est une autre histoire ! Voici donc la chronique de B.Couturier :
» Le conservatisme politique n’a jamais trouvé de terrain où s’implanter en France. Nous avons bien une droite mais, comme la gauche, elle est progressiste. Ainsi que l’a démontré François Huguenin, dans son essai sur le « conservatisme impossible », après la Révolution de 89, nous avons eu des libéraux et des contre-révolutionnaires, mais jamais l’équivalent d’un parti Tory, à l’anglaise. Plus tard, nous avons connu un courant réactionnaire, qui rêvait d’abolir la Révolution, un catholicisme social, une droite populiste d’inspiration bonapartiste ou boulangiste, des modérés, tout ce que vous voulez, mais rien, rien qui ressemble au parti de Benjamin Disraeli et de Winston Churchill, en Grande Bretagne.
Comme disait Albert Thibaudet, la vie politique, en France, depuis 1830, est animée d’un « mouvement sinistrogyre », un « sinistrisme immanent au jeu électoral », qui fait « il n’y existe pas plus de ‘conservateurs’ officiellement déclarés qu’il n’existe, dans l’épicerie, de petits pois gros ». Le mépris des conservateurs ne date pas d’hier. Dans son Dictionnaire des idées reçues Flaubert écrit : « Conservatisme. Tonner contre. »
Toutefois, dans son fameux essai sur Les idées politiques de la France, Thibaudet faisait une place à ce qu’il appelle « le traditionalisme ». Mais cette place, il la disait occupée uniquement par des gens de lettres, la situant entre le Génie du christianisme de Chateaubriand et la Recherche du Temps perdu de Proust. Je cite Thibaudet : « Les lettres, la presse, les académies, les salons, Paris en somme, vont à droite. »
La pensée conservatrice se porte fort bien en Angleterre, aux Etats-Unis, en Espagne, en Allemagne. Citons pour mémoire Russell Kirk, Irving Kristol, Chesterton, Leo Strauss, Michael Oakeshott, Ortega y Gasset, Roger Scruton. Je sais bien que ces noms sont presque inconnus en France, précisément parce que la pensée conservatrice ne nous intéresse pas, mais ce sont des penseurs d’envergure et de renommée internationale. Le seul qui nous soit un peu familier, c’est Edmund Burke, parce qu’il a écrit un livre impitoyable sur notre fameuse Révolution. Mais il n’est pas certain que ce soit un authentique conservateur. Pour certains spécialistes, comme Gertrude Himmelfarb, ce défenseur de la Révolution américaine était, en fait, un libéral.
Je voudrais évoquer, en passant, une tentative méritoire et isolée de faire naître une pensée conservatrice française. Celle de Nathanaël Dupré La Tour, qui a publié un petit essai fort bien tourné, intitulé « L’instinct de conservation ». « L’esprit conservateur », écrit-il, « s’attache à découvrir ou préserver dans les expériences passées ce qui peut rendre l’avenir vivable ». (p. 66)
Michael Oakeshott, de son côté, définissait le conservatisme comme une « disposition » et en aucun cas comme une doctrine. Et pour résumer d’un mot cette disposition, il dit « la conscience d’avoir à perdre quelque chose qu’on a appris à aimer. » « Etre conservateur », écrit encore Oakeshott, c’est donc préférer le familier à l’inconnu, ce qui a déjà été essayé à ce qui ne l’a pas été, le fait au mystère, le réel au possible, le limité au démesuré, le proche au lointain, le suffisant au surabondant, le convenable au parfait, le rire de l’instant présent à la béatitude utopique. » (Du conservatisme, p. 38)
Bref, le conservateur selon Oakeshott, se méfie par-dessus tout des prétentions apparemment rationnelles de remodeler la société selon un patron qui se voudrait universel et ne tiendrait pas compte des spécificités locales. Le conservatisme est une philosophie anti-idéologique. Comme vous l’avez écrit vous-même, Alain Finkielkraut, « A l’homme en général, le conservateur oppose des traditions particulières. A l’abstraction, l’autorité de l’expérience. » (L’ingratitude, p. 138)
Bref, le conservatisme procède d’une réaction de méfiance envers l’abstraction des Lumières. C’est une protestation au nom du réel qu’on a sous la main, contre les plans mirobolants des progressistes.
Vous appartenez, comme moi, à cette génération anti-totalitaire, qui s’est formée à la lecture des dissidents d’Europe centrale et qui en a retiré une horreur des prétentions prométhéennes propres aux régimes totalitaires. Mais, entre les utopies meurtrières du XX° siècle et la fidélité aux morts, à ce passé que notre hyper-modernité juge et condamne avec tant d’arrogance, n’y a-t-il pas place pour des améliorations réalistes et ponctuelles ? Entre le bougisme qui prétend nous entraîner toujours plus vite vers nulle part et la condamnation sans appel de notre modernité qui s’emballe, n’y a-t-il pas possibilité d’un moyen terme ? Après tout, si nous vivons mieux que nos parents, c’est parce qu’ils ont eux-mêmes pratiqué ce réformisme raisonnable qui a ma préférence… «