Un échange de vues raté.

Me 8.1.2025

C’est sur la table d’opération, vendredi matin, que m’est apparue soudainement cette troublante coïncidence entre les quelques pages lues la veille au soir et le pays dont est originaire la jeune et jolie ophtalmologiste qui allait m’enlever la cataracte de mon œil droit. Cette dernière s’appelle Simonna S.L, elle est roumaine ; et je lis Pierre #Pachet dont le récit a pour cadre la ville de Jassy (Iasi), cité roumaine située à la frontière de la Moldavie. Invité par le conseiller culturel, français en 1996, c’est à la fois le récit de son voyage, la description quasi clinique du passé de cette ville et quelques conversations avec des interlocuteurs. Ce n’est pas la première fois qu’il va dans un pays que l’expérience du communisme a écrasé, pour goûter l’atmosphère qu’on y respire, écouter les gens, se situer par rapport à cette histoire. Cette fois-ci, les choses tournent autrement : peut-être parce que le père de Pierre Pachet était lui-même originaire de cette région de l’Europe. Le voyageur veut aller plus loin et plus profond, remonter, en dessous même des malheurs engendrés par le communisme, jusqu’à l’antisémitisme, jusqu’à la xénophobie qui a été si longtemps intimement liée au nationalisme roumain.

Hier, lors de la visite de contrôle, j’ai tenté d’engager un bout de conversation sur ce sujet avec Simonna S.L. Sans succès. À mes questions, il m’a semblé l’entendre dire, de sa voix douce et délicate, qu’elle ne connaissait pas cette ville. Il est vrai aussi que le lieu et la circonstance se prêtaient mal à un tel échange.

Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de reparler de ce sujet lors de nos prochains rendez-vous et si elle sera plus réceptive. En attendant, je poste ici un extrait de ce texte de Pierre Pachet. Qui sait ? Un tiers ou le hasard, peut-être, le lui mettra sous les yeux.

« J’éprouve, pendant ces premières journées à Iasi, un malaise, comment dire… historique. Marchant dans les rues où presque rien, ni noms de rues ni enseignes de boutiques, ne rappelle le passé de la ville, parlant à des Roumains qui n’ont guère envie d’évoquer le passé de façon détaillée, je me sens assigné au présent de façon trop exclusive, trop aveugle. Un présent que les sources du passé n’irriguent plus, est-ce encore un présent ? C’est réel, certes, ce sont des gens qui se démènent pour survivre, pour essayer de construire leurs vies, mais tout cela semble flotter, être menacé de la même disparition qui semble avoir atteint une partie du passé de la ville. Le passé n’est évidemment pas tout à fait absent ; certaines traces, certains monuments au contraire s’imposent au regard : l’église-monastère des Trois Hiérarques, avec sa superbe décoration extérieure en pierre sculptée ; le monument de l’Unité, moderniste, grandiloquent ; l’hôtel Traian (avec son nom romain, car le mur de l’empereur Trajan passe pas loin d’ici, et la Roumanie évoque volontiers les ancêtres Daces et la Dacie colonisée par les Romains), témoin rare du XIXe siècle urbain, avec sa façade ornementée qui n’a pas honte de sa richesse ; l’Opéra, splendide pâtisserie à la française, très bien restauré et entretenu, autour duquel un jardin abrite des bustes de musiciens et hommes de théâtre ; et partout des statues, celle du poète national Mihai Eminescu, des princes régnants2, des fondateurs de l’Université, de botanistes, de savants… Qu’est-ce qui me manque ? C’est tout simplement, sous la Iasi contemporaine, la ville de Jassy, celle dont j’ai entendu citer le nom par ceux qui y avaient vécu ou dont les parents en étaient originaires : une ville d’environ 60 000 habitants, dont la moitié ou plus étaient Juifs, dont la culture était en partie allemande. C’est à Jassy, selon une note de bas de page du livre des souvenirs d’Alexandre Safran, qui fut grand rabbin de Roumanie de 1940 à 1947, que fut écrit par Naftali Herz Imber, en 1878, le poème en hébreu « Hatikvah », « L’espoir », qui fut mis en musique en 1882 par Samuel Cohen sur une mélodie moldave, et devint un chant sioniste connu, puis l’hymne national d’Israël. Jassy est la ville dont parle Curzio Malaparte dans Kaputt, un des livres majeurs de mon adolescence. Malaparte y raconte – il est censé y raconter à des officiers nazis, à Varsovie – comment il a assisté au pogrom de Jassy, en 1941, et été témoin de la mort des Juifs de Jassy entassés dans des wagons, deux jours plus tard. « Et je me mis à narrer la chronique des faits qui s’étaient produits dans la noble ville de Jassy, en Moldavie… » C’est parce que j’ai lu ces pages, impossibles à oublier, que j’ai du mal à oublier le nom de Jassy. Je marche dans les rues de Iasi, j’écoute les gens parler, et j’attends que quelque chose vienne à ma rencontre, pour confirmer, ou pour effacer, le souvenir de ces pages, de ces images, de cette angoisse : quand les Juifs, sans pouvoir fuir ni se cacher, furent pris au piège de cette ville où nous marchons. « Partout le joyeux et féroce labeur du pogrom remplissait les rues et les places de détonations, de pleurs, de hurlements terribles et de rires cruels. » S. et moi, nous portons ces cris et ces souvenirs en nous comme un secret. »

Pachet, Pierre. Un écrivain aux aguets : Anthologie (Littérature française) (pp. 254-256). Fayard/Pauvert. Édition Kindle.

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